Le dopage est-il un problème pour l’éthique médicale ?

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Sous la question « le dopage est-il un problème pour l’éthique médicale ? », on est tenté de lire à la fois, « le dopage est-il un problème qui regarde les médecins ? » mais aussi « les médecins sont-ils pour quelque chose dans le dopage ? » Cette double lecture de la relation médecine/dopage marque tous les discours, les témoignages, les représentations émanant de la presse, des sportifs eux-mêmes, du public, le procès dit « Festina » s’en est fait largement l’écho.

Sous son premier aspect, celui de la légitimité de l’intervention médicale vis à vis du dopage,

la réponse s’impose d’elle-même, et justifie qu’un médecin du sport s’adresse à un public de psychiatres : oui, le dopage regarde les médecins, non seulement parce qu’il attente à la santé et à l’intégrité des personnes, mais parce qu’il s’inscrit dans une démarche globalement addictive, qui porte sur des substances psycho-actives et somato-actives, aux différents degrés de l’usage, usage nocif et dépendance, et sur les modes de l’utilitaire et du festif.

Compris dans la réalité quotidienne du sportif, et particulièrement de haut niveau, le dopage relève d’une confusion et d’une indifférenciation entre les différents aspects de l’existence : le plaisir et la réalité, la nécessité et la volonté, la liberté et la contrainte.

Il s’agit ici d’une adaptation illicite aux dures lois du sport, coping indélicat, non perçu comme tel parce que suspecté d’être généralisé, comme dans le dilemme du prisonnier, lorsque chacun dénonce l’autre en prévoyant la trahison du comparse, et en l’anticipant dans la chaîne des déterminations du comportement. Dans la logique de l’utilitarisme, ce qui peut servir notre intérêt doit nécessairement être avéré.

Il s’agit là d’une généralisation à tous les domaines de l’existence du principe de transgression des limites : aller plus loin dans la vitesse, dans la force, dans la souffrance, dans le plaisir, dans le risque ? Généralisation indifférenciée qui va du martyr du marathonien au pot belge, en passant par une préparation physique obsessionnellement occupée à accroître le rendement de l’effort. Dans les représentations des sportifs dopés, aucun repère éthique ne freine le glissement du principe de l’optimisation à tous les champs de l’existence. Rien n’empêche que ce qui est valorisé dans tel domaine ne le soit dans tel autre. Rien ne fait obstacle à la jouissance, dans l’ordre du sens.

Il s’agit encore d’un remède, d’un soin contre la fatigue, contre la douleur, contre l’épuisement et la peur, d’un étayage pour supporter l’inconnu devant soi, d’un reconstituant du corps et de l’esprit vidés par l’effort. La représentation du corps/soi est alors celle du géant qui se vide d’énergie vitale au fur et à mesure de son effort, et se régénère au contact de la matrice terrestre. Ce rapport fusionnel à l’objet du besoin s’inscrit dans une problématique narcissique où l’auto-érotisme mortifère du sportif est renforcé par la vision d’autrui comme rival et non comme interlocuteur.

Le dopage est une affaire de souffrance et de représentation de soi, symptôme d’une atteinte de l’intégrité de la personne lisible à travers son discours, ses comportements, ses affects. La tricherie n’est pas ici le fait d’un homme criminel, en toute possession de ses moyens, mais d’un possédé, contraint par corps, -c’est le versant addictif-, et par l’esprit, -c’est le versant cognitif des représentations des sportifs dopés- : « à l’insu de mon plein gré », ou « je me suis soigné » pour « je me suis dopé ».

Le médecin du sportif dopé est donc avant tout psychothérapeute. Le problème concret de son intervention est celui de l’ouverture du monde sportif à des représentations sur ce qu’est le sport, ce qu’est le sportif, aux risques que l’idéologie sportive, inscrite dans des pratiques, – isolement physique et culturel, monomanie sportive, paternalisme de l’encadrement, culte du risque et de la transgression -, font courir à l’équilibre psychique du pratiquant.

Il reste à résoudre le problème stratégique, entier, de l’intervention du médecin et du psychothérapeute dans les institutions sportives, à titre préventif, comme réducteur de risque.

Abordons à présent le deuxième aspect de la question initiale : « le dopage est-il un problème causé par l’intervention médicale ? »

Cette question heurte de prime abord le médecin de bonne foi. Comment rendre compte de la participation active de certains médecins au dopage autrement qu’en invoquant des individus aux prises avec leurs responsabilités et leur morale ? Comment encore expliquer le déplacement exclusif de la responsabilité morale du dopage sur le médecin, – le sportif, y compris demandeur et manipulateur étant définitivement relégué au statut de victime – , comme le procès Festina en a donné le frappant exemple avec la condamnation du médecin de l’équipe ?

Nous avons vu plus haut qu’une composante du dopage est d’ordre cognitif, et qu’une condition de sa possibilité repose sur des représentations du corps, proches du modèle mécanique dominant en physiologie : le corps est une machine finaliste, qui fonctionne en consommant de l’énergie ; qui doit reconstituer son stock régulièrement. Le rendement du corps/machine s’éprouve sur selon un rapport bénéfice/coût, ayant pour objectif d’optimiser l’investissement effort, et d’accroître asymptotiquement son niveau de production, sur une courbe qui tend vers l’infini.

La médecine qui s’est faite prêtresse de la religion scientifique, en porte la bonne parole auprès des laïcs que sont les patients. Une épistémologie positiviste mal digérée a conduit scientifiques et médecins à vendre la science comme le repère de toute connaissance, érigée au statut de vérité. Cette transition trop brève entre ce qui est de l’ordre des faits, par construction hypothético-déductive, et de l’ordre du vrai, absolu, a conféré à la médecine une dimension normative pour le moins paradoxale. D’une certaine manière, en énonçant ce qu’il est possible de faire, la science médicale indique ce qui doit être fait.

Le glissement moderne de l’épistémologie à la morale connaît déjà plusieurs applications : de la fécondation in vitro au clonage humain, les faibles barrages des comités d’éthique n’endiguent qu’à grand peine la déferlante du discours scientifique mis en acte, qui se profère comme fait et comme valeur.

Le médecin du sport est en quelque sorte débordé par son catéchisme scientiste, qui a trop bien pris, dans le monde sportif. On attend de lui qu’il adhère par un mouvement naturel de sympathie avec son propre modèle scientifique, à la mise en œuvre de stratégies de développement de soi, de croissance, de progrès. On attend qu’il participe à la mise en œuvre de stratégies de sélection des meilleurs, à ce qu’il participe à l’adaptation des organismes/ psychismes à l’effort.

Or la mission traditionnelle du médecin est de servir l’autre, alors même qu’il prescrit. Et voici que le sport(if) invite le médecin à participer de l’exploitation de son corps dont il se fait l’allié sinon le maître d’œuvre. Il demande au soignant de l’aider à tenir le coup, à récupérer mieux, à se réhydrater plus rapidement, à gagner en force, en vitesse, en efficacité. L’institution sportive intègre le médecin en tant qu’il participe à la cellule de compétences qui améliore le rendement sportif. Le paramètre santé n’est introduit qu’à regret dans la colonne pertes et profits, où il apparaît que les blessures et autres maladies sont autant d’entraves à l’efficacité du produit « corps ».

Mais le dévouement du médecin vis à vis de son patient est borné par l’existence du tiers, auquel il se doit également,

dans une lecture lévinasienne de la relation patient/médecin. Ainsi le médecin du sport se trouve-t-il divisé sous deux aspects antinomiques : médecin contrôleur, il assure l’égalité des chances des sportifs, en tous cas participe de cette volonté ; médecin de sportifs, il répond à une demande de soins, aussi exagérée soit-elle, mais la prise en charge des toxicomanies ou des IVG conduit le dévouement médical à d’autres paradoxes !

Le discours implicitement normatif du médecin, qui reçoit du patient des demandes concordant avec son propre modèle de représentations causales, est pernicieusement conforté dans la pratique médico-sportive par la demande « hyper-adaptée » du patient/sportif. Le point d’équilibre « santé » qui a valeur de thermostat dans la demande des patients,  est ici déplacé vers le haut. Il s’agit de produire le plus possible avec son corps, d’accroître son rendement, d’être au top. Or le médecin n’a pas de réponse en matière de définition du point d’équilibre idéal comme critère de santé. Il ne saurait même proposer des paramètres quantifiables en la matière, si ce n’est l’espérance de vie. Il n’y a pas de modèle homéostatique de la santé ! En revanche, le cycle dépense/stockage énergétique, la manipulation des paramètres biologiques de la performance, lui sont des notions familières.

Dans la recherche scientifique sur le sport, on voit les mêmes médecins/chercheurs mener des expériences sur les auto-transfusions, l’EPO, et participer à la détection des substances qu’ils ont amené les sportifs à connaître et indirectement à utiliser, entre autres exemples. Mais faut-il interdire la recherche scientifique dans le sport ? A mon sens, certes pas.

Qu’est-ce finalement que la participation du corps médical au développement du dopage ? La prise au piège du médecin par son propre discours scientiste, repris et amplifié, porté à son extrémité, et soutenu par celui qui légitimement l ‘interpelle, son patient. Sur quoi le médecin peut-il s’appuyer aujourd’hui pour récuser cette demande ?

Le médecin doit d’abord fournir un effort d’analyse critique sur le sens de ses pratiques, et leur légitimité. Tout ce qui accroît la « puissance » d’un sujet, puissance physique mais aussi étendue des choix possibles est-il pour autant a priori justifié ? Dès lors le face à face du médecin et du patient/sportif sort du cadre d’une prestation de service classique pour questionner l’ordre des choses invoqué et sous-tendu par toute demande de soins, ordre des choses qui réfère, bien sûr à la normalité. Tout ce qui est possible et désirable est-il normal, ou légitime ?

Ce mode relationnel n’est bien sûr envisageable que dans un contexte qui permet au médecin d’échapper au contrat commercial. Le leurre de l’autorité médicale, au sens d’une représentation surdimensionnée de la personne du médecin, n’est plus tenable. La personne du médecin n’est plus porteuse aujourd’hui d’aucun crédit de sagesse ni de vertu, car la sagesse et la vertu sont elles-mêmes sorties de la nomenclature des qualités désirables, et non parce que les médecins d’aujourd’hui seraient moins probes et consciencieux qu’auparavant.

C’est donc via une institution médicale autonome et indépendante du monde sportif que le médecin du sport et le psychothérapeute pourront apporter aux sportifs une aide non instrumentale.

Personne ne paie aujourd’hui pour ce qui ne participe pas d’un objectif d’efficacité, et il serait illusoire d’attendre une demande du monde sportif pour un service « inefficace ».

Mais il revient au médecin d’exiger les moyens que ses lourdes responsabilités justifient : sa mission première n’est pas d’être efficace, au sens où un mécanicien est efficace, mais de susciter et de supporter une parole, humaine et personnelle, de contribuer à l’élaboration d’un sens pour un vécu qui est celui d’une personne, de se faire le garant et le partenaire d’une recherche des valeurs de l’existence, dont les principes ne sont pas pré-construits, et ne confondent surtout pas ce qui peut être avec ce qui doit être.

L’indépendance du médecin est le garant de son intégrité, et la nature même de la société sportive et de ses objectifs exige, pour un équilibre des rapports de force, que l’indépendance théorique du médecin soit relayée dans les faits, institutionnellement. C’est notre devoir d’exiger les moyens de nos fins.

Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur