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Autrefois, les grossesses des femmes étaient nombreuses, l’accouchement une aventure périlleuse pour les mères, dont les enfants mouraient pour la plupart en quelques années, victimes d’une maladie infectieuse. C’était avant les antibiotiques. C’était autrefois. Aujourd’hui la médecine se bat contre le cancer, les cancers, remporte quelques batailles, mais n’a pas encore assuré la victoire. L’affaire est compliquée, très. Et puis il y a les maladies cardio-vasculaires, cette dégradation progressive de l’appareil circulatoire, jusqu’à l’accident vasculaire cérébral, ou l’infarctus, souvent fatal. L’obésité morbide est aujourd’hui bien identifiée comme un état précurseur des dysfonctionnements organiques qui réduisent l’espérance de vie des personnes affectées, nous sommes pourtant impuissants à en limiter l’expansion.
Le problème est très différent de l’époque de la guerre contre les agents infectieux. Il ne s’agit plus de vaincre un “alien”, un parasite hostile, virus ou bactérie. Il ne s’agit plus de destin, de fatalité, il s’agit de ce que nous faisons, de comment nous vivons. La recherche biologique a peu à peu révélé le lien étroit entre des facteurs environnementaux, alimentation, activité physique, conditions de travail et de logement, etc et l’apparition de ces pathologies graves puis mortelles.
C’est très embarrassant. Quand le cancer est là, quand l’artère se bouche, la médecine doit trouver le moyen de soigner, de guérir, de prolonger la vie, et doit se focaliser sur la maladie elle-même, comme pour les maladies infectieuses, identifier la cause directe, la tumeur, le bouchon et tenter de les vaincre. Mais on ne peut en rester là. Cette fois, une partie du problème est dans l’hôte lui-même. Une partie du problème est l’hôte lui-même, parce qu’il s’active à préparer le terrain pour la maladie, par ses faits et gestes, par la manière dont il conduit sa vie.
C’est très embarrassant, pour un médecin. Il y aurait un moyen d’éviter ou de retarder le cancer et les maladies cardio-vasculaires, mais au lieu d’y parvenir en délivrant les patients d’une agression d’origine extérieure, qui ne requiert pas leur participation, il faudrait proposer à chacun de se remettre en question, de s’éloigner de ses préférences, de ses tendances, et de considérer son propre mode de vie avec la froideur et la distance qui prévalent dans la lutte contre les agents infectieux. Autant demander aux hommes de renier leur nature, de renoncer à la douceur d’une vie en accord avec leurs désirs et leurs intérêts.
C’est très embarrassant pour un médecin, parce que celui-ci est censé se battre aux côtés de ses patients, contre un ennemi commun, étranger, extérieur, contre le mal qui s’abat sur sa victime innocente. Longtemps les médecins ont cru que la preuve suffirait; qu’il s’agirait seulement d’établir une corrélation forte entre par exemple le tabagisme, et par exemple, le cancer du poumon, pour que les patients cessent d’eux-mêmes de fumer, horrifiés par la découverte que cette activité réputée plaisante et bénigne était en réalité mortellement dangereuse! Mais la preuve n’a pas suffi.
A regret, le médecin se fait exorciste. Si le démon du tabac n’est pas seulement dans la feuille, dans la publicité qui vante les plaisirs de son usage, mais s’aggrippe fermement aux neurones, aux circonvolutions cérébrales du circuit de la récompense, aux ailes du désir, aux raisons et au libre arbitre, il ne suffit pas de lancer des campagnes d’information par affichage et dans les écoles, de dénoncer la cupidité des industriels, d’augmenter les prix du tabac, de réduire les espaces de son usage autorisé, il faut arracher le démon du tabac à son hôte accueillant, sans le blesser. Les addictologues savent bien désormais, que le médecin n’exorcise que celui qui veut d’abord être libéré du tabac.
Pour vaincre le cancer du poumon, il faut désormais obtenir l’accord du malade, avant que la maladie se déclare, pour qu’il arrête de s’empoisonner, en l’aidant à supporter la douleur de la privation de nicotine. Le médecin exorciste s’efforce de renouer avec son patient les liens de connivence qui ressemblent mieux à sa mission traditionnelle, en se plaçant du côté du soulagement des peines, de l’allègement des contraintes; il distribue les médicaments qui facilitent la séparation du patient d’avec l’objet de son désir; il accompagne sans relâche, sans impatience, sans brutalité des hommes amoureux de leur poison.
C’est ainsi que la médecine s’est orientée vers une médication des conduites toxiques, en vue de réduire leurs effets et le risque qu’elles représentent pour la santé. De multiples médicaments agissent sur les paramètres biologiques jugés indicateurs du dérèglement de l’organisme, afin de les normaliser; contre la tension élevée, les témoins de l’excès de graisses, de cholestérol, de sucre, etc la prévention consiste à ajouter des médicaments à une piètre hygiène de vie, voire à mutiler la personne en lui retirant l’estomac, pour lui interdire de conduites de gavage!
Outre que la réponse pharmacologique ou chirurgicale à des modes de vie toxiques, est une solution technique attendue par la mentalité moderne, et économiquement lucrative pour l’industrie du médicament, elle permet au patient de conserver son habitude de passivité dans la relation de soin. Comme à l’époque du paradigme infectieux, on lui propose d’interpréter son trouble à partir d’indicateurs biologiques que l’on traite comme des agents étrangers, qu’il s’agit de dominer et de circonvenir, grâce à la puissance du médicament ou du bistouri.
C’est que le médecin a fait son deuil de la possibilité de changer des comportements grâce au dialogue pendant la consultation. Il sait qu’il peut toujours glisser un conseil pour plus d’activité à tel patient obèse et sédentaire, pour une alimentation plus diversifiée à tel étudiant adepte des frites et du coca, pour l’arrêt du tabac à telle patiente enceinte, ceux-ci restent généralement lettre morte. Il sait d’ailleurs que notre société technophile préfère valoriser la solution médicamenteuse qui avait fait ses preuves en infectiologie, même si elle représente aujourd’hui des coûts énormes pour des résultats discutables, que de soutenir une approche clinique, qui devrait mieux financer le temps du professionnel en consultation. Or le temps est ce qui doit être économisé, on l’échange donc contre de la technique, en pilule ou en acte, et on renonce à faire de la consultation elle-même un acte thérapeutique, au profit de la seule dimension diagnostique.
Il est vrai que c’est une étrange occupation, que celle qui consiste à soutenir l’effort incertain d’un homme à se libérer d’une mauvaise habitude. Il faut que le caractère néfaste de l’occupation ait été établi, et sans ambiguïté par le travail de nombreux scientifiques, afin que le médecin n’ait pas trop à combattre les raisons de son patient, au moins convaincu de la nécessité d’y renoncer pour vivre en bonne santé. Mais savoir ne suffit pas, instruire, éduquer ne suffit pas. Il faut convaincre.
Et comment convainct-on quand on ne peut porter les costumes étincelants de la séduction, du rêve, des jouissances de l’imagination, que revêtent les produits star de la malbouffe, de l’ivresse et de la paresse? Que peut-on répondre aux appels d’un être qui croit tout perdre quand il renonce au plaisir, et qui se trouve nu, dépouillé face à la vie? Comment réconciler l’individu qui se détend grâce à une cigarette avec le projet de vaincre le cancer? La participation de la personne à la conservation de sa santé introduit des problèmes que la lutte contre les maladies infectieuses n’avaient pas soulevés. Il faut concevoir différemment la médecine puisqu’elle opère désormais sur le sujet contre lui-même, envisager une autre relation avec le médecin, trouver une solution de continuité entre les projets de santé des êtres humains entendus dans la généralité des sociétés humaines, et l’individu, pris en tenailles par les forces de l’assuétude.
Le problème est immense car il se décline à plusieurs niveaux. D’abord il faut établir autant que possible des connaissances scientifiques, c’est à dire raisonnablement fiables, relativement aux facteurs toxiques de l’environnement sur la santé humaine, ainsi qu’aux facteurs de protection de la santé. Ce premier point est indispensable pour surmonter les résistances rationnelles ou rationnalisantes, qui s’appuient sur le doute, la suspicion, l’ambiguïté. Pourtant cet enjeu est très mal servi aujourd’hui par les institutions, la marchandisation des recherches d’intérêt général, les conflits d’intérêt des prescripteurs d’opinion, la confusion épistémologique sur le statut d’expert, et la nature d’un fait scientifique. Tous ces dysfonctionnements dans l’ordre de la production des connaissances et de leur usage alimentent un soupçon généralisé, qui ne suffit pas pour discriminer entre le fait vérifié, l’opinion et la publicité.
Ensuite, il faut envisager parmi les interactions sociales possibles, un nouveau service, qui consiste non pas seulement à instruire et informer, non pas à médiquer et traiter, ce que font déjà pour le mieux professionnels de santé et enseignants, mais à conseiller les personnes relativement à leurs conduites de santé. Ce conseil se situe à l’interface entre le sujet pris dans son individualité stricte, comme personne désirante, souffrante, aspirant à exprimer sa subjectivité par ses choix, ses goûts, ses opinions, et à être respectée en tant que telle, et le sujet citoyen et contribuable, porteur de convictions et de croyances, prenant parti pour un projet de société, des valeurs, des principes, opposables sur la base du débat politique et philosophique.
Puisqu’il s’agit d’obtenir la participation active des personnes au projet de prévention des pathologies liées à l’environnement, pour ce qui les concerne personnellement, à partir de leur engagement éthique pour des valeurs de santé, l’institution de conseil en santé doit s’atteler à l’élaboration de projets de santé, qualifiés à l’échelle de l’intérêt général, mais également au niveau individuel où ils s’appliquent. L’objet premier d’une telle entreprise est donc la santé elle-même, c’est à dire l’élaboration de ce concept à double face, une face descriptive qui puise dans le registre de la biologie, et une face normative, qui se développe à partir de représentations, d’idées, de croyances, de valeurs, portée par les institutions de la santé. Le discours de santé vise implicitement un idéal-de-santé, exprimé sur le mode de l’injonction, qu’il s’agit de rendre explicite et d’ouvrir au débat.
C’est cet objectif que vise l’Institut d’Hygiologie, institution au service de l’intérêt général et individuel, interface de réflexion et de production d’un savoir et d’une praxis de la santé.
Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur