La toxicologie, sur la piste des causes des maladies

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La toxicologie émerge d’une recherche sur l’origine, les causes des maladies. La relation de causalité traditionnelle énonce qu’une cause précède son effet, qu’elle produit des effets constants et prédictibles, et qu’il existe une relation de proportionnalité entre la cause et l’effet. Cette proportionnalité n’est pas toujours linéaire, par exemple on observe en économie que l’augmentation des revenus des ménages cause une augmentation de la consommation tant qu’ils demeurent dans la catégorie des revenus faibles à modérés, mais au-delà d’un seuil de satisfaction des besoins, l’augmentation supplémentaire des revenus va produire une faible augmentation de la consommation, au profit de l’épargne ou de l’investissement. Elle n’est pas toujours monotone, par exemple on décrit comme un U inversé la relation entre le stress et la performance.

Courbe Yerkes-Dodson Relation stress et performance

Relation dose/effet, fondement de la toxicologie

Sur le plan des substances ayant un effet sur notre santé, depuis Paracelse, médecin suisse du 16ème siècle, le dogme “rien n’est poison, tout est poison, la dose fait le poison”, établit une relation quantitative entre la substance et son effet, qui est au fondement de notre conception de l’interaction entre notre corps et les ingrédients qu’il absorbe. Toute substance est susceptible d’agir comme un toxique, même la plus bénéfique, dès qu’elle est présente en excès. Dans tous les cas, il faut définir un apport équilibré, optimal, pour satisfaire les besoins et éviter les carences mais surtout les excès, et en ce qui concerne les médicaments, obtenir les bénéfices pour la plus petite dose possible, celle qui entraînera le moins d’effets non désirés. C’est ainsi que pour les vitamines et certains nutriments on définit des “apports quotidiens recommandés”, en-dessous desquels l’organisme risque un déficit voire une carence et des troubles de la santé, – par exemple la carence en vitamine C entraine le scorbut ; mais au-delà desquels l’organisme peut se trouver en surdosage, pour les vitamines lipophiles par exemple, A, D, E, K, avec de nouveau des troubles de santé. En nutrition, on raisonne donc en termes d’apport optimal, par exemple concernant les calories, on cherche à couvrir les besoins de l’organisme en énergie, mais sans excédent qui aboutirait à un stockage de graisse et au surpoids, voire à l’obésité.

En matière de substances pharmaceutiques, la dose optimale est la plus petite dose active efficace sur le mal que l’on veut traiter, toute augmentation de la dose se traduisant par une élévation du risque d’apparition d’effets indésirables, parfois graves sans amélioration du bénéfice attendu. Il s’agit alors de raisonner en termes de balance bénéfice/risque, où l’optimum est un minimum. Ce raisonnement à toutes les substances actives, sans caractère pharmaceutique, mais pour lesquelles il existe un seuil d’exposition en-dessous duquel la substance ne présente pas d’effet nocif. Par exemple, les graines de cajou, d’abricot, les amandes contiennent de l’acide cyanhydrique, mais dans des quantités suffisamment faibles, pour n’avoir aucun effet mesurable sur la santé des personnes, dans le cadre d’une consommation alimentaire modérée.

La toxicologie a développé des outils destinés à mesurer l’impact des substances sur les organismes, afin de définir des critères pratiques de régulation de la présence de ces substances dans l’environnement humain, en fonction de leur degré de toxicité, c’est à dire de la dose pour laquelle on observe des effets négatifs.

Dose journalière Admissible, l’outil pratique

Ainsi, on définit deux doses seuils : la « dose létale 50 », celle qui provoque la mort de 50 % d’un échantillon de rongeurs exposés à une substance donnée, et la dose NOAEL (No Observed Adverse Effect Level), la plus haute dose pour laquelle aucun effet ne peut être observé sur les animaux de laboratoire.

Pour obtenir la Dose Journalière Admissible (DJA), on applique un facteur de sécurité de 100, qui est le résultat d’une double précaution : un facteur de 10 pour tenir compte des différences entre l’animal et l’homme et des éventuelles imprécisions des études disponibles ayant déterminé la NOAEL. Un second facteur de 10 est appliqué pour tenir compte de la variabilité de la sensibilité interpersonnelle chez l’homme. “Ce facteur de sécurité a, à la fois, une dimension pragmatique et arbitraire, mais il doit garantir que l’exposition chronique, dans cette limite, est sans effet pour l’homme[1]. Pour déterminer la quantité d’un additif acceptable dans un aliment, ou une crème hydratante, on a élaboré cette notion de Dose Journalière Admissible (DJA), comme critère pratique de régulation de l’exposition aux substances toxiques. C’est la base de la toxicologie classique.

En matière de pesticide, pour garantir que la DJA ne soit pas dépassée en raison de l’effet additif par consommation de multiples aliments, l’élaboration de profils de consommation a conduit à la fixation des Limites Maximales de Résidus (LMR) autorisés, c’est à dire des quantités de pesticides résiduels acceptables dans les ingrédients alimentaires, compte tenu de leur combinaison au sein des plats et des repas. C’est ainsi que l’OMS a construit dans les années 60, la DJA des pesticides et les limites maximales de résidus (LMR), qui permettent de contrôler la conformité des aliments aux exigences sanitaires 1.

Ce modèle comporte des difficultés identifiées de longue date, notamment l’exercice du contrôle sur le produit lui-même, plutôt que la prise en compte de l’exposition réelle des personnes aux toxiques par absorption cumulée de multiples sources d’un ingrédient, jusqu’à atteindre voire dépasser la DJA. Par exemple, comme nous l’avons montré dans l’article consacré aux sulfites, tout en ingérant des aliments qui pris chacun isolément respectent la DJA et la LMR fixées réglementairement, une personne peut aisément dépasser la Dose Journalière Admissible de sulfites en consommant en quelques heures des fruits secs, des crevettes et du vin par exemple.

Cette toxicologie “de laboratoire” a néanmoins montré ses limites avec les pathologies humaines qui se sont développées au 20ème siècle, maladies chroniques d’apparition tardive dans la vie des individus, dans un contexte environnemental complexe. Dans le cadre de la “guerre du tabac”, où les scientifiques ont dû lutter pied à pied, avant d’apporter la “preuve” de la dangerosité spécifique du tabagisme vis à vis du cancer du poumon[2], il a fallu élaborer un dispositif de causalité empirique indubitable, même pour les industriels du tabac et les pouvoirs publics, capable d’intégrer le délai entre l’exposition au tabac et l’apparition de la maladie, ainsi que les influences diverses, génétiques comme environnementales, et de rendre compte de l’effet toxique en l’absence d’un groupe témoin de référence, à l’exception des situations professionnelles.

A la recherche de la preuve

Le statisticien Bradford Hill a établi dans les années 1950 ces 9 critères de causalité pouvant se combiner, qui font encore autorité aujourd’hui en toxicologie classique :

  1. La force de l’association entre l’exposition, son intensité et la maladie ;
  2. La stabilité de l’association, c’est-à-dire sa répétition dans le temps et l’espace ;
  3. La spécificité de l’association, jusqu’à l’exclusivité du lien exposition-maladie ;
  4. La temporalité de la liaison, c’est-à-dire que l’exposition doit précéder l’effet ;
  5. L’existence d’un gradient biologique, c’est-à-dire une relation dose effet ;
  6. La plausibilité de l’action en fonction des connaissances biologiques ou mécanistiques acquises ;
  7. La cohérence de l’association avec les connaissances générales déjà disponibles ;
  8. Les résultats expérimentaux qui sont de nature à établir définitivement la causalité ;
  9. L’analogie, enfin, par exemple entre des molécules de même famille.

Wikipedia: critères de Bradford-Hill: https://fr.wikipedia.org/wiki/Critères_de_Bradford-Hill

Ces critères ont permis de remporter la bataille “théorique” contre les industriels du tabac, celle de la preuve. La lutte contre le cancer du poumon est en effet le cas fondateur d’une nouvelle opposition affrontée par la médecine. Il ne s’agit plus seulement de soigner le patient, ni de comprendre l’origine de ses maux, ni de le prémunir contre des dangers. Il faut soutenir l’argument médical et scientifique devant des industriels dont les intérêts sont contrecarrés par les soins des médecins. Leur puissance financière leur assure des cohortes de scientifiques corrompus, d’avocats sans scrupules et de lobbystes actifs auprès des pouvoirs publics. Ceux-ci assurent le service de l’ingéniérie du doute, un ensemble de manoeuvres destinées à empêcher et au moins retarder la validation des recommandations médicales. Les médecins et scientifiques ne sont donc plus seulement confrontés au risque de l’errance diagnostique, de l’impuissance thérapeutique, mais aussi à celui du discrédit professionnel et de la diffamation. Les scientifiques sont mis en demeure d’apporter un niveau de preuve jamais exigé jusqu’alors, quand prévalait l’intérêt exclusif du patient. La médecine est prise désormais dans un procès qui l’oppose aux intérêts économiques, dont les (futurs) malades sont les otages involontaires et généralement inconscients.

Cet article est tiré de notre ouvrage sur la toxicité des perturbateurs endocriniens. Pour en savoir plus sur les moyens de vous protéger des perturbateurs endocriniens, consultez notre ouvrage: L’homme, une espèce et un genre à protéger.

Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur


[1] Sénat, rapport sur les perturbateurs endocriniens, 2011:http://www.senat.fr/rap/r10-765/r10-7651.pdf  p.72

[2] Proctor, Robert N., Cancer Wars: How Politics Shapes What We Know and Don’t Know About Cancer, Basic Books, 1995 (ISBN 978-0465008599