Le sport est une esthétique de la concurrence

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Le spectacle sportif se donne à voir comme une métaphore de la vie pour l’homme libéral, qui aborde sur un mode esthétique la société de la concurrence et de l’arbitrage par l’état.

La société libérale repose sur le postulat que les hommes naissent libres, -c’est-à-dire sans attaches sociales qui pourraient circonscrire l’horizon de leur devenir-, à l’état de nature ; et égaux en droit, autrement dit soumis à une règle sociale qui limite et encadre l’exercice de la liberté, au nom de la justice.

L’état de nature et son corrélat, la liberté d’action, s’opposent dans le paradigme démocratique à l’état de culture exprimé par le droit, et à son corrélat : la justice.

Dans cette opposition se démarquent deux camps : le camp des individus, rivés chacun à leur liberté illimitée, et le camp de la société humaine comme terrain de régulation des conflits inter individuels. Si « l’homme est un loup pour l’homme[1] », c’est la société humaine, à travers le droit, qui apporte justice et humanité à la jungle humaine.

L’action humaine selon le modèle démocratique socio-libéral des états occidentaux, est arbitrée entre ses bases où s’affrontent les individus dans une compétition permanente, émanation du modèle darwinien de l’adaptation des espèces, par l’état qui représente l’intérêt général.

Le sport met en scène des individus en concurrence, sous le contrôle d’instances de régulation

Le schéma sportif moderne obéit à cette même représentation d’une situation de compétition où s’affrontent individus, ou groupes d’individus en vue de la victoire, des uns aux dépens des autres. Les actions sont limitées par des règles auxquelles tous sont soumis – en théorie-, et dont le respect garantit l’équité du jeu.

Sans règles, la compétition ne serait que l’image de l’état de nature – liberté illimitée-, qui aboutit à la sauvagerie généralisée, faisant du monde humain un enfer post apocalyptique.

Sans compétition pour la victoire, le spectacle sportif s’apparenterait à un ballet, un théâtre dont les acteurs ne seraient que des exécutants. Mais la compétition souscrit au principe de l’individualisme, à savoir que l’individu est sa propre fin, et qu’il lui appartient de définir ses objectifs et d’inventer ses moyens.

La mise en scène moderne du sport représente l’individu face à ses rivaux, luttant pour sa survie/victoire, pris entre le marteau des rivalités entre égaux et l’enclume des règles et bornes qui limitent ses possibilités d’actions. Le monde démocratique dans sa représentation imaginaire, est en guerre permanente, mais une guerre contrôlée, de tous contre tous.

Il va de soi que les individus et groupes tenteront de contourner les obstacles des règles et bornes, afin de vaincre -sans subir l’enclume- ! Les individus -ou les groupes- se livrent à une guerre totale car ils ne sont liés qu’à eux-mêmes, et supposent une stratégie identique chez tous les autres individus et groupes, ce qui les dégage de toute responsabilité.

C’est à la société civile, représentée par l’état de droit, que revient le souci de définir les valeurs d’une société humaine – et non celle d’un individu-, et de les faire respecter. La valeur de justice, entendue comme égalité de tous devant le droit, limite de fait la puissance des plus forts sur les plus faibles, et contredit ainsi le projet sportif : démontrer la valeur des meilleurs.

Les individus immergés dans l’imaginaire libéral n’ont donc de cesse de contourner les limites et régulations institutionnelles ressenties comme des entraves à leur liberté naturelle, et comme une violation du droit naturel : celui du plus fort.

L’idée d’individu est une création historique de la civilisation occidentale, qui s’articule autour des concepts de personne (l’âme souffrante du chrétien, voir Saint Augustin), et de raison, (Descartes) celle-ci autorisant l’autonomie, c’est-à-dire l’indépendance et la liberté du sujet[2].

C’est sur la base de cette conception de l’individu que les penseurs politiques (Hobbes, Locke) ont défini les cadres d’une société adaptée aux caractéristiques d’un sujet moderne : société fondée sur la liberté d’action et de pensée des citoyens, où règne la compétition entre égaux pour l’accès aux ressources, société qui garantit l’égalité des hommes devant le droit.

La société libérale s’oppose aux régimes traditionnels qui inscrivent chaque individu dans un réseau de dépendances et de servitudes. Celles-ci lui affectaient une position sociale plus ou moins définitive, et lui assuraient des ressources en termes de solidarité et ou de privilèges.

La conception de l’état naturel selon les penseurs de la démocratie libérale s’adapte à celle d’un sujet, par définition seul, autonome dans ses fins et ses moyens, et défini par sa raison et les passions qui l’anime. Il s’agit d’un homme universel, plongé dans un univers où tout lutte pour survivre, et où la violence prime.

L’état de droit vient limiter les effets de cette violence, et offre au sujet les conditions d’un développement possible des aspirations humaines à un apaisement du monde. L’augmentation des richesses jusqu’à un état supposé optimal de bien-être pour tout homme est censée être la condition de cet apaisement.

Il est possible qu’en cela les moralistes aient sous-estimé les facteurs passionnels de l’avidité et de l’envie qui conduisent les hommes à rechercher toujours plus d’enrichissement et de pouvoir au-delà de la satisfaction stricte des besoins[3].

Réalisme des images et dissimulation du discours

L’ambiguïté fondamentale des sociétés libérales est la dissimulation au niveau du discours de ce qui est donné à voir au travers du système sportif comme de tous les autres systèmes sociaux, à savoir l’opposition hostile entre individus soumis à la compétition pour l’accès aux ressources (biens matériels, connaissances, communication…).

La tricherie, le dopage, les coups bas, les mensonges, abus et autres corruptions, qui font le quotidien des hommes, sont marginalisés et désignés dans le champ du discours comme des phénomènes périphériques, délinquants, minoritaires.

Pourquoi une telle distance entre la réalité vécue commune, et le discours officiel, relaté aux medias, qui définit le genre de la langue de bois ?

Le champ du discours appartient de fait à l’institution représentant la société civile, le droit, et ne saurait déroger à cette règle, sans subversion effective, c’est-à-dire politique, de la triangulation individus/état.

Aux individus le règne de l’action, le champ sportif est caractérisé par l’éviction de la dimension du discours dans sa réalisation ; à la société civile représentée par les institutions le règne du verbe, qui énonce ce qui doit être. Or, le consensus établi par contrat social dans la société démocratique admet par principe le devoir de restriction des libertés au nom de la justice. Quoi qu’il en soit dans les faits, toute représentation du droit est astreinte à ce discours, par nécessité politique et rhétorique.

L’éthique appartient au champ politique, c’est-à-dire à l’ordre du discours qui se propose comme régulateur selon la raison des désirs, pulsions et libertés des individus, engagés dans une confrontation encadrée par l’état de droit. Il ne saurait y avoir d’éthique individuelle, qu’après analyse, et négociation des valeurs en jeu.

En conclusion, le projet social démocratique, ne peut connaître de progrès moral qu’à la condition de rétablir un dialogue entre l’univers de l’action, et celui du discours. C’est dans ce dialogue qu’une élaboration éthique est possible, et par la seulement qu’elle devient lourde de sens pour les individus qui y participent[4].

A défaut, la société libérale est condamnée à une régulation extérieure aux consciences des comportements, la conscience morale étant inscrite dans les termes de la loi et des institutions qui la font respecter. Les individus ne sont plus alors que des créatures dotées de raison, de passions, mais sans conscience… et le dopage restera une affaire de gendarmes qui courent après des tricheurs.

Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur


[1] Hobbes, Le Leviathan

[2] Charles Taylor, Les sources du moi,

[3] Jean-Pierre Dupuy, le sacrifice et l’envie

[4] Jurgen Habermas, De l’éthique de la discussion