Fabrication du fromage avec des enzymes issus d’OGM

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Savez-vous qu’en France, depuis  1998, l’utilisation d’enzymes issus de bactéries génétiquement modifiées est autorisée pour la fabrication du fromage? Seuls les fromages bénéficiant d’une AOC (appellation d’origine contrôlée) ou du label Bio en sont exempts. Il en est de même pour le pain, le vin, et la bière, pour lesquels de nouveaux enzymes issus du génie génétique entrent au répertoire des additifs, depuis des années, en toute discrétion. Pourtant ces aliments traditionnels nous attachent encore à l’imaginaire d’une alimentation naturelle, ancestrale, modelée par la main de l’homme et le caractère du terroir. Où en sommes-nous réellement?

Les archéologues attribuent la découverte fortuite de la coagulation du lait, par l’utilisation d’estomacs d’animaux pour y entreposer le lait issu de la traite (12). Les premières traces de fabrication de fromage remontent à 3000 ans avant notre ère, en Egypte et à Sumer (1), mais sa consommation habituelle dans la Grèce antique est attestée par Homère et Aristote; surtout la civilisation Romaine (2) a développé l’art fromager moderne, comprenant l’égouttage dans des bols percés, le moulage, le salage, enfin l’affinage dans des pièces réservées et la création de multiples pâtes, molles et dures.

L’estomac (la caillette) du jeune mammifère non sevré contient des enzymes, la chymosine et la pepsine, ainsi que des ferments lactiques; les enzymes de la présure* provoquent la précipitation des protéines du lait, les caséines, et leur séparation du lactosérum (le petit lait), tandis que les ferments lactiques tranforment le lactose -sucre du lait- en acide lactique, et favorisent la coagulation par acidification du milieu (14). Sous cette forme coagulée, le lait caillé reste consommable plus longtemps, et permet aux populations adultes dépourvues de lactase, l’enzyme de dégradation du lactose présente dans les ferments lactiques, de digérer ce produit riche en protéines et en graisses sans dommage pour leur santé. La fabrication de la présure à base d’estomac de veau, de chevreau et d’agneau non sevrés reste artisanale jusqu’au 19ème siècle, puisque c’est en 1874 (13) qu’est commercialisée une présure industrielle, standardisée, pour la première fois, en France. Aujourd’hui les fromagers utilisent largement la présure commerciale, mais certains artisans continuent de préparer eux-mêmes leur présure (9) dans la visée d’une qualité optimale du fromage, de sa saveur et de son identité.

L’utilisation de la présure animale n’est cependant pas la seule technique fromagère. En parallèle existe un usage ancien de plantes pour obtenir la même coagulation enzymatique du lait. Le coagulant végétal est obtenu à partir du suc de figuier, du Gaillet jaune (Galium verum), du chardon, de l’artichaut sauvage (chardonette) et d’autres espèces du genre Cynara, l’ortie piquante (Urtica dioica) et le pommier Sodome (Calotropis procera) (3). Les enzymes cyprosine et cardosine provoquent alors la coagulation du lait, avec un rendement cependant inférieur à celui de la chymosine animale. L’Azeitão et le Castelo Branco du Portugal, ainsi que que le Chiviri d’Espagne, par exemple, sont des fromages obtenus à partir des étamines séchées des fleurs d’artichaut et de chardon. L’usage du gaillet jaune est attesté en Angleterre depuis le 16-ème siècle pour la fabrication du chester (6). D’après le “caprilogue” Jean Domec, l’usage d’enzymes de coagulation d’origine végétale était dominant dans l’ouest de la France au 19ème siècle (8), avant l’industrialisation de la présure animale. Pour la fabrication de fromages frais, l’usage du jus de citron ou de vinaigre qui permet d’obtenir l’acidification du lait, nécessaire pour la coagulation des caséines, est répandu aujourd’hui encore dans la sphère domestique.

Plus récemment, dans les années 1970, la pénurie de caillette consécutive à l’extension du marché industriel du fromage a conduit l’ingéniérie agro-alimentaire à développer des sources microbiennes de chymosine à partir de champignons (mucor Miehei, mucor Pusillus) et/ ou de parasites (Cryphonectria parasitica, Endothia parasitica), qui sont autorisés en France et en Europe (4), avec des résultats décevants en termes de goût et de qualité, mais surtout inquiétants en termes de sécurité alimentaire. En effet, ces champignons proviennent essentiellement de cultures d’extrême orient, non soumises au cahier des charges européen, et présentent des risques d’adultération de la chymosine. Toutefois, les fromages végétariens, casher et halal, sont fabriqués à partir de coagulant d’origine non animale, le plus souvent  microbienne.

Dès les années 1980, l’industrie agro-alimentaire s’est tournée vers le génie génétique, pour faire produire de la chymosine par des micro-organismes génétiquement modifiés (5). Les sociétés Pfizer, Gist-Brocades et Chr. Hansen se sont livrées à une course contre la montre pour délivrer le premier brevet, et Pfizer obtint celui-ci aux USA en 1990, suivi de près par ses concurrents en 1993. Dès 1994, une trentaine de pays ont donné leur accord pour la commercialisation de cette chymosine recombinante, et en 1998, la France a cédé à son tour, préservant néanmoins l’emploi exclusif de présure naturelle animale pour les 45 fromages français d’Appellation d’Origine Contrôlée (7), les fromages fermiers et les fromages Bio. C’est désormais la bactérie aspergillus niger var awamori qui produit l’enzyme chymosine, ce qui permet à l’industrie de réaliser de considérables économies par rapport à la production de présure à partir d’estomacs de jeunes mammifères non sevrés.

En dehors des fromages AOC, fermiers ou Bio, obligatoirement fabriqués à partir de présure animale, la réglementation européenne sur l’étiquetage des fromages n’impose pas de préciser si la chymosine est d’origine animale, végétale, microbienne ou issue d’OGM. Ainsi, seuls les fromagers végétariens, halal ou casher informent leur clientèle de l’origine de leur présure. Les consommateurs de fromages industriels sont quasi assurés de consommer un fromage issu d’un produit du génie génétique, ils sont plus de 90% aux USA  et en GB(9), et l’alternative se limite pour l’essentiel à la production microbienne de l’enzyme.

En fait, l’origine de la chymosine n’est pas neutre au regard du développement des arômes et du caractère du fromage. La caillette contient avec les enzymes protéases des ferments lactiques qui participent à la coagulation du lait par acidification, tandis que ces ferments lactiques sont ajoutés au lait du fromage industriel. La spécificité fermière des ferments lactiques, des levures et autres bactéries est essentielle à l’identité gustative du fromage, sa finesse, sa richesse. Autrement dit, l’abandon progressif d’une présure artisanale, au profit d’un produit industriel standardisé a déjà été une étape marquée d’un appauvrissement de la diversité et de la complexité des goûts du fromage (10), contre laquelle des producteurs ont résisté en produisant eux-mêmes leur présure, notamment en Franche Comté. L’usage plus récent d’une chymosine issue de microorganismes, n’a fait qu’altérer davantage la qualité des fromages qui en ont résulté (11), et même introduit un nouveau risque sanitaire. Quant à l’arrivée sur le marché d’une chymosine “pure”, issue d’un organisme génétiquement modifié, c’est à dire isolée du milieu bactériologique riche que représente la caillette, elle représente le dernier avatar technologique d’une industrie qui vise d’abord et exclusivement à réduire ses coûts de production pour augmenter sa marge brute. La standardisation et l’apauvrissement de la saveur du fromage, s’accompagne d’une indigence parallèle du palais des consommateurs, et produit un travestissement de l’expérience gustative qui fait la noblesse de l’art fromager. Les évolutions technologiques dans la production d’enzymes de coagulation, abordées sous le prisme de la qualité, apparaissent comme une imposture industrielle, dont le consommateur est victime, ignorant, grâce à la complicité des pouvoirs publics pour ce qui concerne l’étiquetage alimentaire, des modifications radicales dans le mode de production des ingrédients, et dans le processus de fabrication d’un aliment supposé traditionnel.

L’enjeu de la connaissance du processus de fabrication de la chymosine est à la croisée des chemins des problématiques alimentaires qui traversent notre époque. On obtient la garantie de l’adéquation au cahier des charges de la fabrication traditionnelle pour les fromages qui revendiquent le label AOC, le label fermier et le label Bio, au bénéfice d’une préservation de la qualité gastronomique du fromage. Les végétariens, végétaliens et autres consommateurs ayant des exigences religieuses (casher et halal) disposent d’une information spécifique sur les produits qui les ciblent en tant que clientèle, sachant que l’exigence de goût passe au second plan pour cette catégorie de consommateurs. Mais le consommateur ordinaire, supposé ne pas avoir d’exigence particulière, ne bénéficie que d’une information réduite sur la nature même de ce qu’il mange. La nature de ce qui nous est vendu comme fromage, pose alors question. Le fromage est-il le seul résultat d’un certain nombre d’opérations physico-chimiques, réalisables sous des conditions très différentes, de l’outre en peau préhistorique au laboratoire de génie génétique? Ou bien les supports matériels spécifiques qui ont mis en jeu ces réactions physico-chimiques sont-ils indispensables à la caractérisation du produit comme fromage, le lait de telle espèce de vache, nourrie avec l’herbe locale, la présure extraite avec telle recette, le lait cru, la température de la cave, la saison, etc? Pour ma part, la complexité de la fabrication empirique du fromage, reflète des siècles de savoir faire, d’observation, et d’ajustement attentif aux conditions de l’environnement. Tandis que la production industrielle ne retient du processus de fabrication que sa description scientifique, simplifiée jusqu’à l’imposture technologique. Qui veut manger des chimères?

Le régime de qualité et d’information sur les aliments en Europe, est produit par un dispositif industriel qui vise à imposer des standards correspondant à un optimum coût/bénéfice pour l’ensemble des ingrédients et des processus mis en oeuvre, assorti d’une stratégie de communication qui vise à détourner l’attention du consommateur sur la réalité des pratiques, et à entretenir des croyances fausses sur les aliments par la suggestion et la désinformation. Cette rationalité mise au service du profit néglige tout ce qui donne sa valeur à l’aliment pour l’homme: le goût, le lien, le sens.

Le consommateur, par ailleurs citoyen et habitant du monde, a tout de même la liberté de s’informer s’il en fait la démarche, et le pouvoir de voter avec son porte monnaie.

*”Larousse ménager” (ed. 1926):

Présure : Cette substance est secrétée par les glandes gastriques des jeunes mammifères non sevrés ; on la retire du 4e estomac ou caillette, des veaux, des agneaux ou des chevreaux. On gratte la caillette pour la débarasser du lait caillé ; on la ficelle à son extrêmité ; on la gonfle d’air et on la fait sécher. Au bout de quelques jours, on la dégonfle et on la coupe en minces lanières qu’on fait macérer dans de l’eau salée portée à la température de 35°. Un litre de cette eau reçoit 50g de sel et 60 à 80g de caillette. Après 5 jours de contact, on filtre. Le liquide est la présure normale, dont le pouvoir coagulant égale 10000. Pour assurer sa conservation, on y ajoute 4% d’acide borique. »

L’Institut d’Hygiologie met à la disposition de chacun les connaissances les plus actuelles sur le plan scientifique, et permet ainsi aux personnes de décider en toute connaissance de cause pour leur santé. il vous suffit d’adhérer à l‘Institut d’Hygiologie pour télécharger gratuitement l’ouvrage du Dr Claire Condemine-Piron “Nos aliments aujourd’hui, entre contes et contrefaçons“, recueil d’articles sur les aliments et leurs transformations modernes.

Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur

Ressources

1 http://www.thenibble.com/REVIEWS/main/cheese/cheese2/history.asp

2 http://www.thenibble.com/REVIEWS/main/cheese/cheese2/cheese-history-2.asp

3 https://www.alimentarium.org/fr/magazine/sciences/des-plantes-qui-font-cailler-le-lait

4 https://www.hundsbichler.com/php/le-mythe-autour-de-la-presure-microbienne_fr_37.html

5 https://tiss78.files.wordpress.com/2015/03/ogm.pdf

6 Le livre des bonnes herbes” (Acte Sud”-1966, 3ème édition 1996, page 248), Pierre Lieutaghi

7 https://www.fromages-aop.com/les-aop-laitieres/les-aop-laitieres-francaises/

8 http://sente-de-la-chevre-qui-baille.net/labyrinthe_1402.php, page 75

9https://web.archive.org/web/20150326181805/http://www.gmo-compass.org/eng/database/enzymes/83.chymosin.html

10 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00928581/document

11 https://www.hundsbichler.com/php/le-mythe-autour-de-la-prsure-microbienne_fr_37.html

12https://www.pourlascience.fr/sd/archeologie/les-debuts-europeens-de-la-production-laitiere-7839.php

13 https://fr.wikipedia.org/wiki/Présure

14 https://www.youlab.fr/blog/ressources-scientifiques-bibliographie/le-lait-et-sa-coagulation/

Une réponse à “Fabrication du fromage avec des enzymes issus d’OGM”

  1. Très intéressant.
    L’origine extreme orientale des levures et l’inadequation du cahier des charges avec les normes europeennes est inquietant et mériterait sans doute d’être creusé. A-t-on déjà vu paraître des cas d’intoxication corrélés avec ce problème ?