Idéal masculin du corps et intoxications médicamenteuses

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Les usagers des salles de gym ne sont pas tous des pratiquants simplement désireux de développer et de conserver un bon état de forme. Certains parmi eux consacrent une part importante de leur temps libre à l’exercice physique, organisent leur existence autour de leur entraînement, destiné à les rendre plus forts et plus musclés. Leur régime alimentaire, leur hygiène de vie, sont également polarisés sur cet objectif.

Ces personnes consultent parfois les services médicaux lorsqu’apparaissent des problèmes consécutifs à certaines consommations de compléments alimentaires[1] et surtout de stéroïdes anabolisants, dérivés hormonaux de la testostérone aussi puissants que dangereux pour la santé, sans compter les innombrables stimulants de la croissance et de la récupération musculaire. Il arrive qu’elles prennent conseil à l’occasion de décompensations dépressives notamment, de crises dans leur vie familiale ou professionnelle[2].

C’est grâce au service Ecoute Dopage, entre 2002 et 2016, que nous avons pu « rencontrer » cette patientèle, qui généralement évite les cabinets médicaux, et ne fréquente les services hospitaliers que sur des motifs aussi divers que des problèmes de stérilité, de dépression, ou de décompensation rénale (liée à des intoxications médicamenteuses). Nous avons pu alors répondre aux interrogations de ces personnes sur la dangerosité des médicaments qu’ils utilisent, apporter des explications à certains troubles, comme des accès de colère incontrôlables, ou l’apparition d’une profonde fatigue. Nous avons pu également, au fil des heures d’écoute, dégager certains traits, certaines tendances, dessiner le profil de ces pratiquants sportifs particuliers.

Ces adeptes de la musculation ne participent le plus souvent à aucune compétition sportive. Ils ne sont pas motivés par les attraits financiers ou symboliques liés au statut de compétiteur. Ils ne sont pas simplement sous l’emprise d’une addiction à l’exercice, comparable à celle du « coureur obligatoire », car celle-ci ne représente qu’un aspect parmi d’autres de leur attachement à l’exercice. Le psychiatre Harrison Pope a proposé à leur sujet le terme de « Complexe d’Adonis » en 2000 dans un ouvrage du même nom, en référence à leur obsession pour l’apparence physique. Certains psychiatres américains ont caractérisé ces personnes par le terme de « bigorexie », en référence à leur appétit couplé à leur aspiration insatiable de volume musculaire1. Le DSM IV, ouvrage de référence psychiatrique américain, parle de « dysmorphie musculaire [3]» et s’arrête aux effets morphologiques produits par l’exercice, l’alimentation, et les consommations de substances diverses[4]. La multiplicité des dénominations traduit la difficulté à définir le point de vue adéquat sur ces personnes, selon qu’on s’intéresse à « un trouble du comportement », « un complexe psycho-affectif », « un risque sanitaire », « un effet de bord du sport », etc… Nous retenons pour l’instant le terme de complexe d’Adonis, qui reflète la dynamique psychologique sous-jacente aux comportements tant alimentaires que physiques ou sociaux des personnes intéressées[5].

Les jardins d’Adonis

En l’honneur d’Adonis, les femmes syriennes avaient coutume d’arroser d’eau tiède les graines de fleurs pour forcer leur croissance au printemps. Ces plantes tôt fleuries se fanaient vite et sans porter de graines. Les jardins cultivés en l’honneur d’Adonis sont, pour toute la tradition grecque, des cultures sans fruits, stériles, qui n’arrivent pas à maturité : jardinage de fête et de plaisir dont les semences faibles ne donnent aucun fruit ; cultures illusoires et frivoles que les femmes transportent sur les toits des maisons pour les exposer à l’éclat du soleil et les faire passer en quelques jours du vert au desséché ; cultures ensuite jetées dans l’eau froide des sources ou expulsées dans la mer. Cette culture dérisoire symbolisait l’existence éphémère d’Adonis. En Grèce, on qualifiait de “jardins d’Adonis” toute existence hâtive et passagère[6].

Les Adonis, principalement des hommes,  ne cherchent pas l’affrontement en compétition, ils ne poursuivent pas le développement d’une habileté particulière, ils ne concourent pas pour le titre de « bûcheron de l’année » ou « d’homme le plus fort du monde[7] ». Ils viennent s’entraîner en salle pour s’embellir, pour corriger les défauts supposés de leur corps.

Pourtant, il ne s’agit pas de simple coquetterie. L’enjeu est si crucial pour ces hommes, qu’ils y consacrent tout leur temps libre, et parfois au-delà[8], allant jusqu’à mettre en péril leur vie professionnelle.  Ils ne s’en plaignent pas, au contraire, ils organisent toute leur vie autour de cet objectif : se muscler, se développer, devenir plus forts, plus virils[9].

C’est leur entourage qui s’en inquiète : l’épouse délaissée, les enfants négligés, les amis perdus de vue, car cette passion de la beauté ne laisse que peu de répit à son adepte. Elle rétrécit le champ des intérêts, des pratiques, des liens, au point que certains perdent leur emploi ou leur famille.

substances toxiques anabolisantes

C’est enfin le médecin qui peut s’alarmer devant un bilan biologique perturbé. Car dans sa quête du corps parfait, la personne non seulement contrôle précisément son alimentation, qui doit favoriser la synthèse des protéines musculaires, empêcher l’accumulation de rondeurs disgracieuses, mais consomme toutes sortes de compléments alimentaires, vitamines, acides aminés, plantes, stéroïdes anabolisants, pro-hormones, etc, pour lesquels elle pourra dépenser des fortunes, ….et ruiner sa santé.


Le médecin qui détecte une anomalie biologique chez son patient hyper musclé, non fumeur, non buveur, et se réclamant d’une hygiène de vie irréprochable, – couché tôt, s’entraînant chaque jour-, se trouve alors fort dépourvu. Son patient est en effet prêt à suivre ses conseils en matière de choix de compléments alimentaires, pour diminuer les risques toxiques, à condition qu’ils servent son projet[10].

Adonis: la solution est le problème

Car l’Adonis trouve dans la pratique intensive de la musculation et dans la prise de produits, le moyen d’atteindre son objectif, tel qu’il se présente à l’esprit : « comment corriger et renforcer ce corps faible et malingre qui m’empêche d’être un homme idéal, fort et impressionnant7 ? »  Prétendre le détourner de cet objectif en arguant qu’il y consacre trop de temps, d’énergie, et le conduit à prendre trop de risques a autant de sens pour lui que de conseiller à un marathonien en préparation pour les jeux olympiques de lever le pied. Ses Jeux Olympiques tiennent dans son idéal de beauté[11].

L’Adonis ne souffre donc pas de « ses symptômes », à la différence des anxieux, des dépressifs. Au contraire, la discipline et la progression des résultats (en termes de gain de périmètre de biceps, poids maximum au développé couché) sont ses anti-dépresseurs, et l’aident à faire face à son sentiment de vide et d’incompétence7.

Il n’y a symptôme que pour les autres, dans un jugement porté sur l’excès d’investissement sur soi, sur son corps, son image, de la personne. On parle d’addiction au sport, car il peut s’entraîner plusieurs heures chaque jour, jusqu’à la blessure ou l’épuisement. On parle de bigorexie ou anorexie inversée9 car ses apports alimentaires sont parfois énormes, fractionnés en multiples repas. On parle de dysmorphophobie[12] car sa perception de lui-même est troublée au point qu’il se voit toujours plus petit et plus fin qu’une personne de corpulence équivalente se tenant à ses côtés devant un miroir. On parle de personnalité obsessionnelle-compulsive10, car le souci de suivre des règles de vie drastiques concernant l’entraînement et la diète déborde largement la discipline d’une « âme saine dans un corps sain ».

Les éléments de dépendance à l’exercice sont présents, mais associés à une notion de dépréciation de soi, un sentiment d’insuffisance et de mécontentement vis-à-vis de son apparence7. Le complexe d’Adonis ne concerne pas les « coureurs obligatoires » ou les « accros du skate », il est centré sur la prise de masse musculaire, et un entraînement visant seulement cette prise de masse. Par ailleurs, l’insatisfaction devant l’apparence corporelle concerne seulement la notion de volume8: peu importent le visage, l’harmonie des proportions, l’élégance de la ligne, seul le muscle prévaut. La crainte de l’Adonis n’est pas d’être « moche », mais d’être « un nain ». En cela la terminologie d’Adonis n’est pas idoine, car l’objectif de la personne n’est pas tant esthétique que normatif, au sens d’un idéal social de masculinité auquel il faudrait se conformer. L’apparence corporelle ne serait alors qu’un signe du genre, et la volonté du pratiquant d’exhiber l’appartenance à ce genre.

Plusieurs hypothèses tentent d’expliquer ce « trouble du comportement ».

L’hypothèse psycho-dynamique d’une souffrance profonde et ancienne, insoutenable émotionnellement qui s’exprimerait sur un mode opératoire, comportemental, par déplacement sur le corps des affects et de leur expression5,9.

L’hypothèse cognitive se fixe sur les troubles de la perception et postule une erreur de jugement : la mauvaise opinion de soi influe sur la perception du corps, et conduit à une surinterprétation des perceptions négatives[13].

L’hypothèse neuro biologique postule un dysfonctionnement de la sécrétion de sérotonine.

L’hypothèse sociologique porte l’accent sur la pression sociale s’exerçant sur l’image du corps masculin depuis les années 70, conduisant à la comparaison permanente entre soi-même et les modèles masculins présentés, et à l’obsession du corps parfait[14].

Le psychiatre américain Harrison « Skip » Pope.Jr a publié en 2000 un ouvrage sur « Le complexe d’Adonis », dans lequel il postule l’influence des figurines de jouet telles que GI Joe sur la perception du corps masculin. Il associe à cette influence culturelle une vulnérabilité narcissique fondée sur une faible estime de soi, des difficultés familiales dans l’enfance, et une personnalité orientée vers la recherche de la perfection, pour rendre compte de l’émergence de ce complexe chez de nombreux hommes4. Cette hypothèse considère la multiplicité des facteurs sociaux, biologiques et psychologiques à l’origine de ce complexe.

Le tableau clinique de cette entité psycho-pathologique regroupe un ensemble de caractéristiques comportementales, affectives, cognitives :

1/ L’Adonis se juge insuffisamment musclé malgré un entraînement intense et régulier, et ne s’arrête pas à un objectif précis et réalisable8.

2/ Un attrait irrésistible de la contemplation et de la préoccupation vis-à-vis du corps : les body-builders se regardent en moyenne 3 fois par jour dans une glace, les Adonis se regardent plus de 12 fois par jour ; les body builders relatent 40mn quotidiennes de réflexions liées à leur apparence physique, les Adonis y consacrent 5 heures quotidiennement[15].

3/ Une vie sociale centrée sur l’entraînement : le calendrier d’entraînement est prioritaire sur toute autre activité sociale, amicale, familiale, amoureuse, voire professionnelle.

4/ Le régime diététique est très exclusivement centré sur la construction protéique et la diminution de la masse grasse : les notions de plaisir, de convivialité, de rituels sociaux sont sacrifiés à cet objectif unique. Ce contrôle strict peut aussi conduire à une alimentation aberrante avec des crises de boulimie1.

5/ Un trouble de la perception du corps: mis en présence d’une personne de corpulence comparable à la sienne, l’Adonis se voit systématiquement plus petit et plus menu5.

6/ La consommation de stéroides anabolisants et de multiples compléments alimentaires est très fréquente, et persiste malgré l’apparition de troubles secondaires, tels qu’acné, régression testiculaire, troubles de l’humeur[16].

7/ L’évitement de l’exhibition est caractéristique, et différencie les Adonis des classiques body builders très fiers de leur apparence11.

L’Adonis ne consulte donc pas pour « guérir » de son complexe, mais soit pour alimenter son obsession, en cherchant des spécialistes qui pourront l’aider à faire plus de muscle plus vite, soit pour se rassurer en cas de rupture affective ou d’échec professionnel10.

L’idéal corporel pèse aussi sur les hommes

Le nombre croissant de personnes affectées de ce trouble de l’image corporelle renvoie au terrain de la construction du modèle masculin et de l’image de soi. Les hommes semblent être victimes aujourd’hui de la supercherie du modèle GI Joe comme les femmes avant eux du modèle Barbie. Les personnages jouets des garçons ont évolué dans les années 70, notamment les figurines des GI Joe, Luke Skywalker, Iron Man, Batman et Wolverine. Les mesures des tours de poitrine et de biceps effectuées par des chercheurs sur ces poupées ont montré une croissance régulière de leur diamètre jusqu’à des proportions qui excèdent aujourd’hui celles des body builders les plus développés[17].

Une enquête menée par le Dr Claire Condemine Piron en 2005 sur la consommation de médicaments à base de testostérone dans la population générale a révélé une sur-représentation d’hommes trop jeunes pour être concernés par l’andropause et trop nombreux pour rendre compte de l’hypogonadisme médical. La tendance à recourir à divers moyens pour atteindre un idéal du corps, tendance vécue dans une souffrance morale plus ou moins marquée suivant la personnalité et la morphologie de chacun, se répand indubitablement chez les hommes occidentaux.

Après la disparition du service d’accueil téléphonique « Ecoute Dopage » en mars 2016, les pratiquants de musculation, les body-builders et les Adonis ont perdu l’ancrage qui leur permettait de s’ouvrir un peu, sous la protection de l’anonymat, à des professionnels de santé, et d’échapper aux multiples complications liées à leurs consommations de substances anabolisantes.

Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur

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Références bibliographiques


[1] Olivardia R, Pope HG Jr, Borowiecki III JJ, Cohane GH. Biceps and body image: The relationship between muscularity and self-esteem, depression, and eating disorder symptoms. Psychology of Men and Masculinity 2004;5:112–20.

[2] Pope HG Jr, Katz DL: Bodybuilder’s psychosis. Lancet 1987;1:863.

[3] Choi PYL, Pope HG, Jr, Olivardia R. Muscle dysmorphia: a new syndrome in weightlifters. Br J Sportsmed 2002;36:375–7.

[4] Pope, H.G., Phillips, K.A., & Olivardia, R. (2000). The Adonis complex: The secret crisis of male body obsession. Sydney: The Free Press.

[5] Phillips KA, McElroy SL, Keck PE Jr, Pope HG Jr, Hudson JI. Body dysmorphic disorder: 30 cases of imagined ugliness. Am J Psychiatry 1993;150:302–08

[6] http://www.yrub.com/mytho/adonis.htm

[7] Olivardia, R., Pope, H.G., Borowiecki, J.J., & Cohane, G.H. (2004). Biceps and body image: The relationship between muscularity and self-esteem, depression, and eating disorder symptoms. Psychology of men and masculinity, 5, 112–120.

[8] Mangweth B, Pope HG Jr, Kemmler G, Ebenbichler C, Hausmann A, DeCol C, Kinzl J, Biebl W. Body image and psychopathology in male bodybuilders. Psychother Psychosom 2001;70:38–43.

[9] Phillips KA, McElroy SL, Keck PE Jr, Hudson JI, Pope HG Jr. A comparison of delusional and non-delusional body dysmorphic disorder in 100 cases. Psychopharmacol Bull 1994;30:179–86.

[10] McElroy SL, Phillips KA, Keck PE Jr, Hudson JI, Pope HG Jr. Body dysmorphic disorder: does it have a psychotic subtype? J Clin Psychiatry 1993;54:389–95.

[11] Phillips KA, McElroy SL, Keck PE Jr, Hudson JI, Pope HG Jr. A comparison of delusional and non-delusional body dysmorphic disorder in 100 cases. Psychopharmacol Bull 1994;30:179–86.

[12] Mangweth B, Pope HG Jr, Kemmler G, Ebenbichler C, Hausmann A, DeCol C, Kinzl J, Biebl W. Body image and psychopathology in male bodybuilders. Psychother Psychosom 2001;70:38–43.

[13] Phillips KA, McElroy SL, Hudson JI, Pope HG Jr. Body dysmorphic disorder: an obsessive-compulsive spectrum disorder, a form of affective spectrum disorder, or both? J Clin Psychiatry 1995; 56 (Suppl 4):41–51.

[14] Leit, RA, Gray JJ, Pope HG Jr, The media’s representation of the ideal male body: A cause for muscle dysmorphia? Int J Eating Disord 2002;31:334–8.

[15] Pope CG, Pope HG Jr, Menard W, Fay C, Olivardia R, Phillips KA. Clinical features of muscle dysmorphia among males with body dysmorphic disorder. Body Image 2005;2:395–400.

[16] Pope HG Jr, Jr, Katz DL. Affective and psychotic syndromes associated with use of anabolic steroids. Am J Psychiatry 1988;145:487–90

[17] Pope HG Jr, Olivardia R, Gruber A, Borowiecki J. Evolving ideals of male body image as seen through action toys. Int J Eat Disord 1999;26:65–72