L’esprit du débutant, la voie de l’épreuve

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Débuter dans un sport, un art, ou une pratique est pour un adulte une expérience difficile. C’est accoster un territoire inconnu, sans repères.

Il faut mobiliser toute son attention, toute son énergie pour affronter l’incapacité consternante, tout son enthousiasme pour imaginer un avenir de maîtrise et de plaisir, toute sa force de caractère pour persister malgré le découragement et le sentiment d’impuissance.

L’expérience de la faiblesse

Au-delà du ressenti physique de la difficulté*, et de la fatigue mentale associée au travail*, il y a un aspect moral*, qui concerne le sentiment que l’on a de soi et de sa valeur, et le sentiment que l’on a de sa relation avec le monde, qui définit en quelque sorte une identité du débutant, quelque soit l’art ou la pratique abordée.

Faire l’expérience du débutant est pour un adulte une forme de régression psychologique, qui renvoie au statut de dépendance et d’impuissance de l’enfant. C’est une épreuve, en tant que telle, car elle oblige la personne adulte à une confrontation avec  l’expérience de la faiblesse*, avec laquelle il lui faudra négocier.

Trop bien accepté, le sentiment de « faiblesse » conduit le débutant à s’installer dans une représentation où l’incapacité est la norme. Après quelques minces efforts, le débutant abandonne la pratique, qu’il juge inaccessible, inappropriée à ses aptitudes. Ou bien il s’installe dans un statut de pseudo pratiquant, en persistant dans une forme de présence, mais seulement apparente, sans fournir le travail nécessaire à une progression.

S’il est trop angoissant pour être acceptable, le sentiment de « faiblesse » conduit à l’évitement de toute nouvelle pratique, et confine la personne dans sa sphère de compétence, là où des interactions gratifiantes avec son environnement confortent son sentiment de maîtrise et de valeur. C’est une des raisons qui expliquent la résistance des adultes à la « formation sportive », formatée pour les enfants et adolescents, plus compliants à cette ascèse.

L’apprentissage d’une nouvelle pratique nécessite donc à la fois l’analyse lucide de sa situation : incompétence, incapacité, l’acceptation de ce constat peu gratifiant, et un jugement sur cette incapacité qui la définit comme un état de transition vers une qualification progressive. Ce jugement est composé d’espérance et d’ambition.

Espérance et ambition du débutant

L’espérance du débutant, c’est la croyance qu’il dispose des ressources pour résoudre et surmonter les difficultés que lui pose la pratique, par rapport à son ambition. La persistance de cette croyance conditionne la persévérance du débutant dans son apprentissage. Le sentiment de découragement signale la perte de cette croyance. Il anticipe généralement de quelques semaines l’abandon final.

L’ambition du débutant, c’est le niveau de pratique qu’il aspire à atteindre a priori. C’est l’objectif ultime qu’il se propose comme finalité. Certains rêvent d’emblée de devenir comme le grand champion qu’ils admirent, d’autres abordent une pratique pour accompagner un copain, et s’amuser avec lui. Le temps et l’expérience redimensionnent généralement les ambitions, tirant les uns vers le haut, chagrinant les autres.

L’ambition du débutant, quand elle est modeste, si elle s’accompagne d’une croyance forte en ses capacités, peut le soutenir fortement dans les épreuves des premiers apprentissages.

En revanche, une ambition élevée d’emblée impose une pression psychique significative, provoque l’anxiété du débutant, et déstabilise sa croyance en ses capacités. Elle peut le conduire à un abandon précoce et dépité.

Paradoxalement, l’expérience du débutant peut être non pas seulement acceptée comme un mal nécessaire, mais recherchée pour ce qu’elle est : une épreuve morale. Il s’agit alors d’un exercice à part entière.

L’épreuve du débutant

Entrer dans un nouveau groupe, inconnu de ses membres, paré de la faible attractivité du statut de débutant, n’est pas chose facile.

S’astreindre à suivre les conseils et les instructions d’un nouvel enseignant, maître en son royaume, dont il faut gagner l’intérêt en s’accordant avec son style, peut être une expérience humiliante.

Affronter la difficulté radicale d’un nouvel exercice, puiser en soi la force de supporter cette pénibilité, représente un coût psychique.

Prendre conscience des variations de l’humeur et de la volonté, de l’enthousiasme, la fatigue, l’agacement, la colère, le découragement, le dépit, la ténacité, l’espoir, qui se présentent à l’esprit tour à tour, émotions changeantes, labiles, difficiles à maîtriser elles aussi, approfondit le sentiment d’inconsistance.

Aux yeux des autres comme aux siens propres, n’être qu’un élève, une personne de faible valeur dans un microcosme où la valeur se rapporte à la maîtrise d’une pratique donnée, c’est l’assurance d’une dépréciation de soi grand format.

Cette mise en situation constitue un excellent exercice moral. Pourquoi ?

L’ego, tout d’abord, cette appréciation de « soi » selon un ordre de valeurs, est mis en difficulté majeure par la situation du débutant. C’est le meilleur service à lui rendre. L’ego, spontanément, tend à renforcer son statut positif, quitte à tricher avec le réel. Tricher, c’est éviter la confrontation avec ce qu’on ne connaît pas, et qui mettrait en évidence son ignorance, son incompétence, ses limites. L’incapacité progressive de l’ego à prendre en charge la dissonance est un indicateur majeur du vieillissement.

C’est l’ego qui nous conduit à rester dans l’ornière des habitudes, des communautés, des acquis ; là où notre existence est déjà reconnue, authentifiée et valorisée. Nul besoin de nous fatiguer pour conquérir, comprendre, ou connaître, quand l’ego peut se prélasser dans le sentiment de la suffisance, et de l’autosatisfaction.

Or, cette attitude de retrait frileux, peureux et paresseux, accompagné du sentiment d’être dans son droit, dans son pré carré, produit un ensemble de comportements caractérisés par l’assortiment de la paresse et de l’arrogance, dont l’émulsion morale prend la forme de la mauvaise foi.

Un ego en bonne santé doit être constamment dérangé, chamboulé, bousculé ; il faut surtout l’empêcher de s’installer dans une situation de rente  et de se déposer. L’apprentissage d’une nouvelle pratique est une torture pour l’ego, ce qui est un signe de bonne santé mentale.

Le sentiment dominant que le monde est vaste, plus vaste que soi, que tout est à découvrir et à apprivoiser, avec humilité et détermination, est la marque d’un ego bien secoué.

L’ascèse du débutant

Le sentiment d’humilité produit des comportements de recherche active, de coopération, de sympathie, qui enrichissent la personne, et améliorent ses relations avec autrui et le monde ; ils sont donc désirables en tant que bien pour l’individu et pour l’intérêt général.

Ensuite, cette ascèse renforce la capacité d’espérance. Nous avons vu que « l’espérance du débutant, c’est la croyance qu’il dispose des ressources pour résoudre et surmonter les difficultés que lui pose la pratique, par rapport à son ambition. La persistance de cette croyance conditionne la persévérance du débutant dans son apprentissage. Le sentiment de découragement signale la perte de cette croyance. Il anticipe généralement de quelques semaines l’abandon final. »

L’espérance est un sentiment, mais qui s’arrime au réel, à l’expérience vécue. Continuer d’espérer, sans avoir aucune expérience passée d’une amélioration après une épreuve est une gageure. L’espérance se renforce à mesure que l’expérience la conforte comme une possibilité réaliste et non un vain rêve.

Il est donc utile de renforcer concrètement la capacité d’espérance, grâce à des situations vécues. Le débutant qui persévère progresse toujours. Peu ou prou, vite ou lentement, il progresse toujours. Ce résultat compte pour le jugement de la personne sur son activité, sur sa capacité à se changer et à changer les choses. L’expérience de l’apprentissage permet donc de renforcer la confiance en soi, en ses capacités, qui est tout autre que l’ego.

On a vu aussi que l’espérance, « c’est la croyance qu’on dispose des ressources pour résoudre et surmonter les difficultés que pose la pratique, par rapport à l’ambition.  L’expérience de l’apprentissage permet de désolidariser l’espérance et l’ambition.

L’ambition, l’image rêvée de soi, projetée dans un futur plus ou moins accessible, puise dans l’ego, qui est « l’appréciation de soi dans un ordre de valeur ». L’ambition est une image de soi dans le futur, qui s’appuie sur une image de soi dans le présent. Les images, qui cristallisent le réel en figeant le devenir des situations dans une idée fixe, ne sont que des pièges qui limitent les possibilités d’évolution réelle de la personne, en refusant l’incertitude liée au temps. Ce qu’on n’a pas encore fait, nul ne peut dire qu’on pourra, ni qu’on ne pourra pas le faire. S’en remettre à ce principe, c’est écarter l’ambition qui écrase celui qui veut s’élever par elle.

L’esprit du débutant, la voie de l’épreuve

En dissociant l’espérance de l’ambition, l’expérience de l’apprentissage à la fois renforce la personne dans sa capacité à tenter de nouvelles choses, et la libère du poids des images qui la confinent dans un récit a priori de l’existence. Que sera sera, tout est possible, rien n’est certain.

C’est alors la vie elle-même qui trouve son chemin, et qui se construit sans modèle, sans entrave, sans prescription d’un aboutissement nécessaire ou obligatoire. Car la finalité aussi doit être découverte.

Humilité, confiance, liberté, sont les qualités offertes et développées grâce à l’expérience du débutant. Elles valent pour elles-mêmes, pour ce qu’elles font de l’homme qui s’astreint à une discipline. Celle-ci n’est finalement qu’un prétexte pour grandir dans l’existence.

*Difficulté : douleur musculaire ou squelettique, fatigue, blessure

*Travail : ensemble des mécanismes attentionnels et cognitifs mobilisés pour la tâche d’apprentissage.

*Moral : aspect du mental qui concerne la perception, l’élaboration et le jugement selon des valeurs.

*Faiblesse : sentiment d’impuissance, d’incompétence, d’incapacité à agir de manière efficiente sur son corps ou sur les choses, d’infléchir le cours des événements dans le sens désiré.

Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur

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