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Le corps change avec le temps, il évolue selon ses propres rythmes. Le corps change également sous l’effet de l’environnement. L’exercice est une expérience du changement. L’exercice se présente au corps comme une proposition pour un modèle d’action. Le corps tente d’instancier ce modèle, une forme, course, saut, lancer…Il utilise sa mémoire de formes, c’est-à-dire puise dans son expérience passée, récente et cumulative, les enchaînements moteurs plus ou moins automatisés qui se rapprochent le mieux du modèle. L’exercice d’aujourd’hui s’effectue donc avec le corps d’hier, celui qui a appris des dernières expériences.
L’exercice d’aujourd’hui s’adresse au corps d’hier, pour construire le corps de demain
Le corps, après un exercice, dans le calme apparent du repos, récupère et apprend. Il reconstitue ses réserves d’énergie, mais aussi transforme en souvenir durable les phénomènes dont il a fait l’expérience fugace. L’expérience en question est à la fois représentation de la forme qu’il a réalisée, -une certaine manière de courir, de sauter, de tourner, de varier ses appuis, etc-, et une représentation de l’effort fourni, de ce qu’il a coûté, de l’écart à la norme des grandeurs vitales supporté pour réaliser l’exercice. Ces grandeurs, température corporelle, acidité du milieu intérieur, taux de glucose sanguin, sont maintenues dans une fourchette étroite de valeur, dont dépend la survie de l’organisme. Leur ajustement permanent mobilise une cascade de réactions chimiques, des flux incessants d’hormones et de neurotransmetteurs, qui instruisent les cellules des opérations nécessaires pour ramener et maintenir les grandeurs vitales au sein de leur intervalle.
Cette mesure, l’écart à la norme, le corps l’utilise pendant son repos pour établir de nouvelles valeurs de consigne aux variables ajustables, hormones et neurotransmetteurs dont dépendent les variables vitales, afin de réduire l’écart à la norme de ces grandeurs capitales du milieu intérieur dans des conditions similaires d’exercice à venir. La mise en mémoire de l’expérience s’effectue donc sous la forme d’une anticipation active du futur, qui prend la forme de l’expérience passée revisitée par l’aptitude au changement, changement qui répond à la « proposition » qu’est l’entraînement. La mémoire du corps fait en sorte que l’effort perçu hier comme exceptionnel devienne banal, normal, à proprement parler. Même la provision d’énergie est dimensionnée selon les besoins calculés par le corps sur la base de son expérience passée.
Enfin, c’est dans le calme du repos qui suit l’effort que les déséquilibres d’une reprise d’appui, les maladresses d’un enchaînement, s’amendent sous l’effet d’une répétition en mode virtuel, d’un calcul des angles, et des synergies musculaires, qui permettront au prochain entraînement la réalisation palpable d’un progrès. Ces ajustements, ces constructions mentales s’effectuent dans cette absence à soi-même du corps que l’on nomme inconscience. Nous ne voyons pas le travail de notre cerveau et de nos articulations, de nos fascias, de nos cellules, nous ne savons rien de leurs tactiques, de leurs efforts. Notre conscience s’éblouit du monde extérieur, mais ignore -presque- tout des mécanismes, des décisions, des tâtonnements de notre intelligence corporelle.
Demain sera comme aujourd’hui, mais cette fois nous serons prêts
Le corps donc qui expérimente l’exercice du jour, est un corps qui connaît son passé, et a déjà inventé un futur. Ce futur présente un corps changé dans un environnement supposé identique, -celui de la dernière expérience. Sans un nouvel entraînement, le corps actualisé resterait virtuel, inconnu de tous, y compris du sujet corporé. C’est la réitération de l’expérience qui offre l’opportunité à ce « nouveau » corps de tester ses hypothèses, de répondre mieux à l’exercice imposé, de se réaliser dans la forme.
Le corps qui répond à la proposition de l’expérience est aussi un corps qui interroge sa propre capacité à anticiper le monde, comme événement ; qui teste, grandeur réelle, son propre modèle de réponse, ajusté sur la dernière occurrence de l’exercice. Faudra-t-il modifier la manière dont il a calculé les degrés d’angle, les synergies musculaires, a-t-il sous-corrigé ou sur-corrigé la cinétique d’un tour ? Le corps qui interroge sa propre cartographie du changement, et de l’évaluation des changements nécessaires, se réajuste à la session suivante au niveau des écarts à la norme, encore une fois, ainsi qu’au niveau des écarts des effets de réglage sur les effets attendus vis-à-vis des écarts à la norme. Le corps apprend, le corps apprend à apprendre, chaque expérience est à la fois réponse à la question posée par l’environnement et question posée à soi-même sur la justesse de la réponse.
Le corps qui apprend, apprend à apprendre
Sans cette boussole, à vrai dire pas d’apprentissage réussi, seulement des changements, plus ou moins erratiques, sur ou sous dimensionnés, vis-à-vis des situations d’exercice et des difficultés rencontrées. Le corps construit sa réponse comme modèle d’ajustement à la forme et à la stabilité du milieu intérieur, et construit en parallèle un modèle d’ajustement des effets attendus vis-à-vis des écarts mesurés à la norme de l’équilibre homéostasique*, ou au modèle de la forme à atteindre.
Dans l’expérience, le corps est comme cet homme aveugle qui longe un couloir du métro qu’il interroge de sa canne, qu’il se figure d’une certaine longueur et terminé par un escalier, parce qu’il a déjà emprunté le métro, mais pas cette station. Son modèle du couloir n’est pas fait de voûtes en céramique blanche ni de lignes de fuite, ni de panneaux indicateurs, il est fait de nombres de pas, de la résonnance des pas des autres marcheurs, de hauteur du pas de l’escalier, du souvenir des modèles antérieurs, faits de sons et de durée.
Le corps qui change ne se soucie pas des fleurs qui bordent le chemin, mais de l’amorti qu’offre un chemin sablonneux, de la température et pas du temps qu’il fait, de la symétrie du contact dentaire, et pas de la matière d’une couronne. Il se parle une langue de degrés d’angle, de gradients, de cascades chimiques, dont le sujet conscient ne sait rien. On découvre, comme sujet, que l’on a amélioré sa glisse, que l’on saute sans appel du pied, que le mouvement devient fluide. On le découvre, comme un enfant qui ouvre au pied du sapin un cadeau longtemps attendu et espéré.
Le corps qui s’exerce aujourd’hui, a prévu hier ce demain qui s’actualise. Le moment de l’entraînement est lui aussi du passé et du futur. Il est du passé car il mobilise un corps qui est le souvenir d’une expérience, et également du futur, car il réalise les conditions sur lesquelles le corps va travailler, en les modélisant, plus tard. Le moment de l’entraînement donne à voir ce que le corps est devenu depuis la dernière session, et polarise la durée de l’assimilation sur les difficultés rencontrées à l’exercice. Le corps qui répond est à nouveau un corps qui devra répondre.
La construction de l’expérience par le défaut
Qui est ce corps ? un être qui échappe : il échappe à l’expérience totale du monde, dont il ne perçoit que ce qui lui coûte, et ce qui lui manque ; il échappe à la consécration de l’expérience, car il n’en connait que des cartes qui représentent approximativement l’idée qu’il se fait d’une forme. Un être qui poursuit ce qui lui échappe : l’imperfection, et l’imperfectibilité à parfaire. Le corps qui change, apprend et apprend à apprendre en analysant son propre apprentissage ; il n’y a entre lui et lui-même que des modèles, et des modèles de modèles, des processus de réglage.
Le corps qui change communique avec le corps qui parle : il lui dit fatigue, motivation, douleur, confiance, il performe, il propose ses solutions temporaires. Il envoie des messages que le corps qui parle traduit comme des bons jours, des habiletés acquises, des expériences habillées d’émotions et d’idées. L’appétit, le sommeil, l’humeur se négocient également avec le corps qui change, et traduisent le confort ou la pénibilité des ajustements aux expériences. L’expérience cognitive pure du corps qui change échappe comme telle au corps qui parle, le sujet, qui ne l’appréhende qu’après une reconstruction émotionnelle, affective, une réappropriation narrative du vécu corporé. Pour ce qui est du changement, le sujet l’appréhende comme une donnée en entrée, un fait, un acquis, dans sa propre économie psychique. On court plus vite, on joue mieux, on ne craint plus le vertige, voilà, c’est fait.
Dialogue entre le corps qui change et le corps qui parle
Le sujet, le corps qui parle, croit que l’entraînement est le moment clé de sa pratique, comme un acteur qui penserait que l’essentiel du film est dans son jeu, oubliant qu’il n’a pas écrit les dialogues, ni produit le film. L’entraînement n’est effectivement qu’une partie de l’entraînement, un jeu de questions réponses qui alimente le processus de guidage du corps qui change. Celui-ci vit selon ses propres rythmes, sa propre sémantique, ses propres règles. Le silence du corps n’est pas vide, ni absence ; il est tout plein de ce qui ne se dit pas de crainte d’alourdir inconsidérément le poids psychique des choses vécues sur le corps qui parle. Il le laisse dire.
Mais si le corps qui parle se tait parfois, il peut entendre, dans le silence, autre chose que des voix.
*homeostasie : processus de régulation par lequel l’organisme maintient les valeurs vitales dans un intervalle de normalité.
Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur
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