Mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens

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Quelles sont les particularités des mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens?

Comment établit-on une relation de cause à effet entre une substance et une maladie?

Depuis Paracelse, médecin suisse du 16ème siècle, le dogme “rien n’est poison, tout est poison, la dose fait le poison”, établit une relation quantitative entre la substance et son effet, qui est au fondement de notre conception de l’interaction entre notre corps et les ingrédients qu’il absorbe, qu’il s’agisse d’aliments, de poussières ou de rayonnements électro-magnétiques. Toute substance est susceptible d’agir comme un toxique, même la plus bénéfique, dès qu’elle est présente en excès. Dans tous les cas, il faut définir un apport équilibré, optimal, pour satisfaire les besoins et éviter les carences mais surtout les excès, et en ce qui concerne les médicaments, obtenir les bénéfices pour la plus petite dose possible, celle qui entraînera le moins d’effets non désirés.

La toxicologie a développé des outils destinés à évaluer, mesurer l’impact des substances sur les organismes, afin de définir des critères pratiques de régulation de la présence de ces substances dans l’environnement humain, en fonction de leur degré de toxicité, c’est à dire de la dose pour laquelle on observe des effets négatifs.

Ainsi, on définit deux doses seuils: la « dose létale 50 », celle qui provoque la mort de 50 % d’un échantillon de rongeurs exposés à une substance donnée, et la dose NOAEL (No Observed Adverse Effect Level), la plus haute dose pour laquelle aucun effet ne peut être observé sur les animaux de laboratoire.

Pour obtenir la Dose Journalière Admissible (DJA), on applique un facteur de sécurité de 100, qui est le résultat d’une double précaution: un facteur de 10 pour tenir compte des différences entre l’animal et l’homme et des éventuelles imprécisions des études disponibles ayant déterminé la NOAEL. Un second facteur de 10 est appliqué pour tenir compte de la variabilité de la sensibilité interpersonnelle chez l’homme. Il peut d’ailleurs arriver que le facteur de précaution soit plus ou moins égal à 100 en fonction de la qualité des études disponibles et des usages. Ce facteur de sécurité a, à la fois, une  dimension pragmatique et arbitraire, mais il doit garantir que l’exposition chronique, dans cette limite, est sans effet pour l’homme” ((24) p 72).

Ainsi, pour déterminer la quantité d’un additif acceptable dans un aliment donné, ou une crème hydratante, on a élaboré une dose maximale sans effet décelable NOAEL de l’ingrédient, d’où on a tiré la notion de Dose Journalière Admissible (DJA), un critère pratique de régulation de l’exposition aux substances toxiques. C’est la base de la toxicologie classique.

En matière de pesticide, pour garantir que la DJA ne soit pas dépassée en raison de la consommation de multiples aliments, l’élaboration de profils de consommation a conduit à la fixation des Limites Maximales de Résidus (LMR) autorisés, c’est à dire des quantités de pesticides résiduels acceptables dans les ingrédients alimentaires, compte tenu de leur combinaison au sein des plats et des repas.

C’est ainsi que l’OMS a construit dans les années 60, la DJA des pesticides et les limites maximales de résidus (LMR), qui permettent de contrôler la conformité des aliments aux exigences sanitaires ((24) p 72).

Ce modèle comporte des difficultés identifiées de longue date, notamment l’exercice du contrôle sur le produit lui-même, plutôt que la prise en compte de l’exposition réelle des personnes aux toxiques par absorption cumulée de multiples sources d’un ingrédient, jusqu’à atteindre voire dépasser la DJA. Par exemple, comme nous l’avons montré dans l’article consacré aux sulfites (98), tout en ingérant des aliments qui pris chacun isolément respectent la DJA et la LMR fixées réglementairement, une personne peut aisément dépasser la Dose Journalière Admissible de sulfites en consommant des fruits secs, des crevettes et du vin par exemple.

Cette toxicologie “de laboratoire” a néanmoins montré ses limites avec les pathologies humaines qui se sont développées au 20ème siècle, maladies chroniques d’apparition tardive dans la vie des individus, dans un contexte environnemental complexe. Dans le cadre de la “guerre du tabac”, où les scientifiques ont dû lutter pied à pied, pour emporter la “preuve” de la dangerosité spécifique du tabagisme vis à vis du cancer du poumon (97), il a fallu élaborer un dispositif de causalité empirique acceptable même pour les industriels du tabac et les pouvoirs publics, capable d’intégrer le délai entre l’exposition au tabac et l’apparition de la maladie, ainsi que les influences diverses, génétiques comme environnementales, et de rendre compte de l’effet toxique en l’absence d’un groupe témoin de référence, à l’exception des situations professionnelles.

Le statisticien Bradford Hill a établi dans les années 1950 ces 9 critères de causalité pouvant se combiner, qui font encore autorité aujourd’hui en toxicologie classique:

  1. – La force de l’association entre l’exposition, son intensité et la maladie;
  2. – La stabilité de l’association, c’est-à-dire sa répétition dans le temps et l’espace;
  3. – La spécificité de l’association, jusqu’à l’exclusivité du lien exposition-maladie;
  4. – La temporalité de la liaison, c’est-à-dire que l’exposition doit précéder l’effet;
  5. – L’existence d’un gradient biologique, c’est-à-dire une relation dose effet;
  6. – La plausibilité de l’action en fonction des connaissances biologiques ou mécanistiques acquises;
  7. – La cohérence de l’association avec les connaissances générales déjà disponibles;
  8. – Les résultats expérimentaux qui sont de nature à établir définitivement la causalité;
  9. – L’analogie, enfin, par exemple entre des molécules de même famille (96).

Ces critères ont permis de remporter la bataille “théorique” contre les industriels du tabac, celle de la preuve. Malheureusement, ils sont débordés aujourd’hui par les mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens, dont l’intensité d’exposition n’est pas causative de l’intensité de l’effet, qui démentent le gradient biologique de la relation dose effet ainsi que la stabilité de l’association.

Les perturbateurs endocriniens ont tardé à être révélés (en 1991, déclaration de Wingspread (10)), car ils bouleversent le modèle de causalité traditionnel. Leur effet consiste à troubler les systèmes de communication qui au sein de l’organisme, organisent son équilibre, son maintien en vie et en bonne santé. Soit ils modifient la quantité d’hormones sécrétées, soit ils modifient la réponse des cellules cibles de ces hormones, signaux chimiques, qui régulent et coordonnent les fonctions physiologiques de l’organisme, avec des conséquences multiples. Les mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens miment l’action hormonale, de manière inappropriée.

Théo Colborn à l’origine du colloque de Wingspread

Mais surtout, leur effet peut être indépendant de la dose absorbée: au pire, la plus petite unité de présence détectable de la substance incriminée peut générer un effet délétère majeur, qui dépend des procès en cours au sein de l’organisme. Ainsi la même dose qui sera sans effet sur un adulte pourra provoquer une malformation génitale grave sur un embryon, ou programmer un cancer chez le foetus, qui se déclarera 30 ans plus tard, et se transmettra à sa descendance. Les notions de fenêtre critique, et de seuil absolu se sont imposées pour rendre compte d’effets observés chez les animaux et les végétaux d’abord. Ce n’est qu’”a posteriori”, à partir de l’observation de phénomènes dont l’épidémiologie classique ne pouvait rendre compte, que les hypothèses sur les mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens ont été formulées.

“Dès lors, ce n’est sans doute pas de l’épidémiologie qu’il faut attendre une preuve irréfutable entre certaines maladies et l’exposition à des perturbateurs endocriniens mais de leur conjonction avec d’autres données recueillies in vivo et in vitro” ((24) p 34).

Ce bouleversement épistémologique impacte la réglementation, ou plutôt le retard à la réglementation, puisque depuis 2009 la Commission Européenne enlise le problème des perturbateurs endocriniens avec la question des critères de définition de ces substances. Nous y reviendrons dans le volet réglementation du dossier. Les mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens débordent les grilles prévues pour caractériser les substances.

Quelles sont les caractéristiques des mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens?

Mécanisme toxique:

Un perturbateur endocrinien n’a pas un effet nocif déterminé par ses propriétés physico-chimiques ou cinétiques. Il n’y a pas une relation univalente entre la cible dans l’organisme et le perturbateur.

D’une part, en se fixant sur un récepteur hormonal d’une cellule cible, il agit comme un leurre et déclenche une réponse qui est elle-même variable. Le perturbateur peut soit déclencher une action hormone-like (agoniste), soit bloquer le récepteur (action antagoniste); il peut agir sur le mécanisme de régulation de la production hormonale par les cellules sécrétrices, et modifier la concentration d’hormones, qui détermine l’intensité de la réponse hormonale ((24) p 13).

A titre de comparaison, dans tout système régulé (procès de production, maison domotisée, etc), un perturbateur endocrinien agit comme un bug dans le logiciel de supervision, alors qu’un toxique classique induit une panne spécifique. Ainsi, un court-circuit entraine l’arrêt de fonctionnement d’un circuit électrique, tandis qu’un bug dans le logiciel qui le supervise pourra provoquer un éclairage permanent, ou des dérèglements de la température d’un local, ou encore un blocage intempestif des portes d’accès aux locaux. C’est le mécanisme d’action, le “bug introduit dans le logiciel” qui différencie le perturbateur endocrinien du toxique ordinaire, caractérisé par une dose seuil et une causalité univoque.

« Les perturbateurs endocriniens mettent en jeu les mécanismes de signalisation, de régulation et d’action physiologiques plutôt que les mécanismes classiques de la toxicité conduisant au dysfonctionnement ou à la mort cellulaire » ((66) préface).

 Les cibles d’un perturbateur endocrinien sont multiples:

((24) p 13) rapport Sénat 2011

“A l’heure actuelle les travaux utilisant des technologies de génomique dégagent essentiellement des « signatures » de perturbateurs sans apporter encore un lien de causalité entre la variation d’expression des gènes identifiés et la survenue de pathologies. Plusieurs études ont montré que des perturbateurs endocriniens peuvent induire des signatures différentes de celles des ligands endogènes, notamment les œstrogènes. Cela renforce la notion que ces perturbateurs ont une vaste gamme d’effets qu’il faut étudier en tenant compte de leur spécificité d’action et de la multiplicité des cibles possibles. L’idée d’un lien simple entre perturbation endocrinienne, action œstrogénique et reprotoxicité doit être abandonnée, la situation apparaissant bien plus complexe”, selon le rapport de l’INSERM en 2011 ((66) p 151).

La reation dose effet n’est pas linéaire

La toxicité sans valeur seuil…

La quantité d’hormones nécessaire au fonctionnement du système endocrinien est extrêmement faible, de sorte qu’une très faible concentration de susbtances perturbatrices suffit pour perturber son fonctionnement ((95) p 12).

“L’un des premiers points de contestation de l’application des principes traditionnels aux perturbateurs endocriniens est l’affirmation selon laquelle ils seraient susceptibles d’agir à de très faibles doses voire même d’agir par simple présence. On serait alors dans la logique du tout ou rien, le perturbateur agissant comme une clef dans une serrure: sa seule présence suffirait pour l’actionner et déclencher la perturbation” ((24) p 74).

L’exposition à de très petites doses est déjà toxique: la règle habituelle de la relation proportionnée entre la dose et l’effet n’est plus pertinente pour les perturbateurs endocriniens: on observe des effets pour des doses très faibles. Plus précisément on parle d’une relation dose effet non monotone, qui révèle une toxicité marquée à une dose extrêmement faible voire à une simple exposition à la substance (24) et ((66) p 141).

“Le mot « la dose », suggérant une gradation allant de la dose minime à la dose massive, risque de masquer que des microdoses peuvent être dangereuses, de laisser entendre à tort qu’une dilution peut suffire pour venir à bout de l’effet d’un poison – ce qui est inexact, d’autant plus que certains n’ont même pas d’antidotes – et de masquer que des effets mortels peuvent résulter de doses minimes d’un produit qui ne ressemble pas à un poison” ((87) p59).

“En matière de faibles doses sont souvent cités les travaux d’Ana Soto. Celle-ci a exposé des rongeurs à des doses très faibles de Bisphénol A, très inférieures à la DJA, mais a obtenu des effets, notamment des lésions précancéreuses du sein. Elle a signalé des cancers in situ à des doses plus élevées… D’autres études comme celles de Frederick vom Saal (université Columbia du Missouri) ou de Channda Gupta (université de Pittsburgh) ont également montré des effets à des doses égales ou inférieures à la Dose Journalière Admissible (DJA). Heather Patisaul de l’université de Caroline du Nord (95) a, elle aussi, fait le constat dans son laboratoire d’effets à des niveaux égaux ou inférieurs à la DJA pour le Bisphénol A (BPA). Elle a ainsi mis en évidence que les rates exposées à 50 µg/kg de BPA pendant les quatre premiers jours de vie ont un cycle ovulatoire qui s’interrompt prématurément et leur cycle devient irrégulier dès l’âge de deux mois et demi. D’autres résultats sur l’âge du déclenchement de la puberté mettent en évidence les potentiels effets paradoxaux : avancement de l’âge à faible dose, recul à forte dose. Cette observation n’est pas isolée pour les perturbateurs endocriniens puisqu’il peut-être observé un effet à faible dose et une absence d’effet à forte exposition, la courbe dose réponse n’est pas alors en croissance linéaire ou exponentielle mais forme une courbe inversée. L’effet est paradoxal” ((24) p 76).

…remet en cause la valeur de la Dose Journalière Admissible DJA

La remise en cause de la DJA par l’exposition aux faibles doses s’explique par plusieurs arguments. Le premier est l’effet à une dose très faible, voire par une simple présence. Le second est celui de l’exposition chronique qui par le biais de l’accumulation devient une dose toxique pour l’organisme. Le troisième est celui des effets paradoxaux, c’est-à-dire fort à faible dose mais faible ou nul à forte dose ((24) p 74).

Du fait des mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens différents des autres toxiques, le critère de DJA est inadéquat: l’éviction totale de ces perturbateurs endocriniens est la seule réponse efficace, – à la différence de la régulation de la consommation de caféine, par exemple, par le nombre de tasses de café et de canettes de boisson énergisante-. Les conséquences en matière de réglementation sont radicales, et les résistances du monde industriel prévisibles.

L’effet varie selon l’état de l’organisme exposé

Les effets des perturbateurs endocriniens sont variables, en fonction du sexe, de l’âge, de la durée d’exposition; ils prennent en défaut les méthodes d’évaluation de la toxicologie classique (24) ((87) p 4) ((89) p 12). On parle d’effet Fenêtre, pour évoquer les périodes critiques d’exposition, qui concernent le développement pré-natal et la puberté.

Les maladies d’induction foetale

La période de développement des organes et de la mise en place des marques épigénétiques dans les gamètes est une période de grande vulnérabilité. La dangerosité de l’exposition n’est pas identique pour un foetus, un bébé, un enfant, un adolescent ou un adulte. Les conséquences seront de nature et de gravité différentes. Ainsi un foetus masculin contaminé in utero pendant le premier trimestre de la grossesse risque des malformations de l’appareil urogénital: cryptorchidie, monorchidie, hypospadia. Il présente des risques majorés de cancers du testicule et de la prostate qui s’exprimeront des années plus tard, à l’âge adulte ((24) p 81). “Certaines étapes essentielles de l’embryogenèse ne durent que quelques jours, voire une journée, ce qui signifie que peut être retenue la journée comme période critique à l’exposition, éventuellement unique, à un produit toxique” ((88) p 31).

“Cela a des implications importantes en ce qui concerne l’exposition domestique à des polluants qui est par nature le plus souvent de courte durée. Cela plaide pour une évaluation globale de l’exposition des personnes au lieu de la seule surveillance de la pollution des milieux” ((88) p 31).

Les mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens pendant les stades de différenciation tissulaire va avoir des conséquences à long terme sur la reproduction de l’individu adulte et sa descendance en perturbant l’organogenèse des tissus et en induisant des modifications épigénétiques dans les gamètes durant cette période (25). Les expositions in utero peuvent avoir des effets à long terme, non seulement au cours de la vie de l’individu, mais sur sa descendance, démonstration en a été faite jusqu’à la 3e génération pour un mélange de plastifiants chez les rongeurs et pour le diéthylstilbestrol (DES) dans l’espèce humaine (26).

Dès l’enfance, des troubles du comportementaux peuvent apparaître chez les petits garçons de 3 à 5 ans, en proportion avec le niveau d’exposition de leur mère à certains perturbateurs endocriniens, comme l’a montré une étude de l’Inserm publiée en 2017 (27).

Délai très retardé entre l’exposition et certains effets

Les risques de cancers de l’appareil génital et hormono-dépendants (testicules, prostate, sein, ovaire) sont augmentés par les perturbateurs endocriniens, mais leur action, qui peut se dérouler pendant la formation du foetus, ou plus tardivement dans le développement de l’enfant, n’exprimera ses conséquences que plusieurs décennies plus tard, sous forme de tumeurs cancéreuses (25) ((95) p 12). Les mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens autorisent un effet retardé.

Effet cocktail des mélanges complexes

La multiplicité des sources de perturbateurs endocriniens (médicaments, produits ménagers, meubles, aliments, produits d’hygiène…), les multiples voies d’exposition (orale, cutanée, respiratoire), le cumul des doses et l’ interaction des substances soumettent l’organisme à une situation dont la toxicologie classique ne peut rendre compte. C’est une autre particularité des mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens.

Il n’y a pas dans l’environnement de dose pure. Nos concitoyens ne sont pas exposés à un seul produit mais à une multitude, à des doses plus ou moins fortes, de manière chronique. Le seul moment où l’on retrouve des conditions de laboratoire et où un homme ou une population sont exposés à une dose toxique d’un seul produit prépondérant sont les accidents industriels type Seveso” ((24) p 77).

“Il faut également prendre en compte les expositions connexes de plusieurs personnes – par exemple, la mère et son enfant via la période fœtale, l’exposition répétée à une même substance – par exemple, en cas d’exposition professionnelle et à domicile à la même substance, l’exposition conjuguée à plusieurs substances, les expositions à des mélanges de substances… Dans tous ces cas, le cumul des doses intervient et c’est la dose totale reçue qui doit être considérée pour évaluer ses impacts sur la santé”((88) p 54).

“Les méthodes d’évaluation du risque cumulatif pour la santé liées à des expositions combinées butent sur le caractère limité des connaissances scientifiques actuelles. D’où le silence des guides méthodologiques nationaux sur les méthodes d’évaluation du risque cumulatif pour la santé lié à des expositions combinées” ((88) p 32).

          

Multi-exposition aux perturbateurs endocriniens (Casals Canas C Ann, Rev Physiol, 2011) in Rapport du Sénat ((24) p 77)

“Cette réalité de la multi-exposition est d’autant plus difficile à appréhender que le système endocrinien est très complexe. Une molécule peut avoir plusieurs effets différents agonistes ou antagonistes avec plusieurs récepteurs, le problème se démultipliant avec le nombre de polluants examinés. Ce schéma permet de saisir visuellement l’extrême complexité des mécanismes potentiellement à l’œuvre” ((24) p 77).

Comment interagissent les perturbateurs endocriniens au sein des organismes?

La méthode toxicologique classique qui évalue la toxicité de chaque molécule individuellement ne peut rendre compte de cette réalité complexe. Les scientifiques envisagent aujourd’hui 3 types de modèles d’interaction dans les mélanges complexes qui décrivent les mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens combinés ((24) p 79):

– L’addition des concentrations.

Des « perturbateurs endocriniens de la même catégorie » ont des effets globalement additifs ou cumulatifs. Ainsi, à une dose donnée, isolés, plusieurs composés peuvent ne pas avoir d’effet mais, réunis, ceux-ci peuvent perturber le développement d’un tissu ((66) p 157). “Dans ce cas, l’effet du mélange est l’effet d’un des composés à la concentration correspondant à la somme des concentrations des produits présents dans le mélange. De sorte que, un tel mélange peut avoir un effet alors que tous ses composés se trouvent à une concentration inférieure à la dose sans effet observé” ((24) p 79).

–          “Une des illustrations les plus probantes qui alimente ce débat est l’effet de substances considérées comme « antiandrogéniques ». Il a été montré que la flutamide, la vinclozoline ou la prycymidone peuvent à doses faibles ne pas modifier la distance anogénitale, un critère de la masculinisation mâle mais que le mélange de ces substances diminue significativement ce paramètre (Hass et coll., 2007). De même, chez le fœtus de rat, trois phtalates différents qui individuellement n’induisent aucune hypospadias peuvent en combinaison induire des hypospadias chez la moitié des ratons (Howdeshell et coll., 2008)” ((66) p 157).

–  Une étude française (9) a montré un effet additif (et non synergique) des anti androgènes sur le développement testiculaire de cellules embryonnaires humaines. Cet effet additif (1+1=2) n’a pas la puissance de l’effet cocktail (1+1=3), mais révèle par l’effet cumulé des substances chimiques auxquels les organismes sont aujourd’hui confrontés, l’insuffisance du modèle toxicologique classique qui mesure l’impact de chaque molécule isolément ((87) p 4).

– L’addition des réponses.

Le second modèle concerne les mélanges plus complexes impliquant des perturbateurs endocriniens considérés comme de catégories différentes (avec des mécanismes d’actions différents). Dans ce cas, les effets semblent beaucoup moins prévisibles et sont moins bien compris ((66) p 157). “Dans ce modèle toxicologique, l’effet du mélange est la somme des effets de chaque composé à la dose considérée. Ainsi, un mélange de composés en dessous de la dose sans effet observé est lui-même sans effet. L’approche toxicologique classique suppose que ce modèle s’applique lorsque les substances ont des voies d’action différentes” ((24) p 79).

–          “Un exemple de ce genre est la récente étude d’Eustache et coll. (2009) qui ont administré un mélange de génistéine, un phyto-œstrogène, et de vinclozoline à des doses « faibles » ou « fortes » à des rats depuis la vie fœtale jusqu’à l’âge adulte. Dans ces conditions, le mélange à doses faibles peut diminuer plus fortement le nombre de spermatozoïdes que le mélange à doses fortes. Par ailleurs, à doses faibles, le gavage avec un seul de ces composés n’altère pas ce paramètre. Notons enfin, que ce type d’exposition artificielle est encore loin de reproduire la complexité de la multitude de substances potentiellement reprotoxiques auxquelles l’être humain peut être exposé. Très peu d’études ont tenté d’aborder la question de l’exposition à un mélange complexe de polluants environnementaux reflétant une situation réelle. Citons dans ce cadre le travail de Fowler et coll. (2008) qui démontre que l’élevage de brebis gestantes sur des pâturages « fertilisés » avec des boues d’épandage altère le développement ovarien. Il semble donc qu’un mélange reflétant une exposition complexe humaine (boues provenant des égouts) puisse altérer la fertilité. Évidemment la détermination de(s) substance(s) active(s) et impliquée(s) est dans ce cas plus compliquée” ((66) p 157).

– La potentialisation des produits les uns par les autres

“Plusieurs études récentes conduites en laboratoires in vivo ou in vitro (Andreas Kortenkamp, Jacques Auger, Ulla Hans) montrent que l’administration de plusieurs produits à des rongeurs à des doses sans effets, prises individuellement, provoque un effet très marqué, administrées conjointement. L’étude d’Ulla Hans montrait ainsi que la combinaison de trois produits en dessous de leur limite sans effet pouvait conduire chez des rates gestantes à une progéniture qui, pour les mâles, souffrent à 60 % de malformations génitales du type de l’hypospadias. L’existence d’un effet de potentialisation des différents produits entre eux pose de très importantes difficultés” ((24) p 79). La synergie des effets (1+1=3) correspond non à une simple addition des effets comme plus haut (1+1=2), qui concerne des perturbateurs de même famille, ni à la juxtaposition des effets de chaque substance, mais à un effet spécifique de facilitation de l’action d’une molécule par une autre, que la complexité des mélanges dans l’environnement rend particulièrement difficile à identifier.

Les combinaisons toxiques

“Ensuite se pose la question de déterminer des combinaisons toxiques. Quelles sont-elles ? La toxicité provient-elle de la seule combinaison de produits chimiques ou est-elle déclenchée par d’autres facteurs extérieurs physiques (champ magnétique…) ou propres à l’individu (prédisposition génétique, stress…)” ((24) p 80).

“Il y a tout d’abord les agents physiques comme la chaleur, les rayonnements ionisants ou la lumière. On sait que les testicules doivent être à une température inférieure de 2 à 3°C de celle du corps. Une élévation de la température liée à la profession du père, à des vêtements ou à la position de travail (travail assis) peut avoir des conséquences sur la fertilité.

La lumière, ou photopériode, a également une influence importante puisque des études ont montré que la production de spermatozoïdes était plus importante en hiver.

Aux agents physiques s’ajoutent les facteurs psychosociaux comme le stress, le sport, le tabac, l’alcool qui peuvent avoir un impact sur le bon déroulement de la grossesse et la bonne santé de l’enfant. Les études menées pendant et à l’issue des périodes de guerre ont montré que le stress induisait une réduction du sex-ratio (proportion des garçons et des filles à la naissance, normalement de 50% pour chaque sexe, note de l’auteur), les embryons mâles semblant moins bien supporter les conditions de stress et de privation. Il y a ensuite un rattrapage, une fois la paix revenue.

De manière plus générale, la nutrition et l’obésité ont un impact direct sur la fertilité. L’obésité est un facteur défavorable qui a été démontré dans les procédures d’AMP aussi bien pour la femme que pour l’homme. Des travaux de plus en plus nombreux mettent également en lumière le rôle de l’alimentation dans le succès de la reproduction et dans le sex-ratio, notamment les nourritures riches en graisses augmenteraient le pourcentage de descendants mâles” ((24) p 35).

L’ensemble de ces facteurs, physiques, sociaux, alimentaires, métaboliques, ainsi que des prédispositions génétiques se combinent avec l’les mécanismes d’action des perturbateurs endocriniens dans des proportions qui restent à évaluer aujourd’hui.

La notion de Limite Maximale Résiduelle (LMR) est insuffisante…

La notion de LMR se construit à partir du produit, de sa toxicité individuelle, et de la Dose Journalière Admissible, à laquelle est supposé être exposé un individu sur la base d’un profil de consommation théorique. Mais l’ubiquité des perturbateurs endocriniens rend ce modèle inapplicable, et requiert un renversement de la stratégie d’enquête, sur le sujet lui-même, et la mesure de son exposition.

“La notion d’exposition ne saurait être artificiellement scindée entre le milieu professionnel et d’autres milieux alors que la seule approche possible consiste à partir de l’individu exposé pour apprécier réellement l’impact sur sa santé des diverses expositions auxquelles il a été soumis au cours d’une journée, d’une année, de sa vie professionnelle ou de sa vie entière…La scission artificielle entre les expositions résultant de la vie professionnelle et celles dues à la vie privée recoupe en partie celle, tout aussi artificielle, opérée entre l’air extérieur et l’air intérieur. Aucune de ces deux scissions n’est pertinente ((88) p 65).

…Pour rendre compte de la réalité des niveaux d’exposition

“Dans une étude de 2011 de l’Ineris et de l’I.N.V.S. visant à préparer la cohorte ELFE (étude longitudinale française depuis l’enfance) et qui va englober 20 000 nouveaux nés en 2011 jusqu’à leur 18 ans, les chercheurs voulaient mesurer le taux d’imprégnation des mères par certains polluants. Or, ils ont mis en évidence des concentrations plus importantes en Bisphénol A et en phtalates pour les accouchements les plus médicalisés (césarienne, forceps) par rapport aux accouchements naturels par voie basse, moins médicalisés. Les taux de BPA étaient de 3,3 µg/l contre 2,2 µg/l pour le BPA1 et de 22,9 µg/l contre 10,2 µg/l pour les phtalates. Ces concentrations s’expliquent par les poches plastiques et les cathéters posés lors de ces accouchements et font apparaître l’exposition des femmes enceintes et des prématurés et nourrissons dans certaines circonstances du fait de leur hospitalisation” ((24) p 80).

La mesure de l’exposition des sujets à des substances présentes dans l’environnement sous de multiples aspects, corrélée avec la dangerosité du mécanisme d’action spécifique aux perturbateurs endocriniens, devrait suffire pour procéder à des évictions complètes de ces substances, et à leur remplacement par des substances ne présentant pas les mêmes dangers.

Effets transgénérationnels

“Dans un article publié en avril 2011, le Pr Charles Sultan et Nicolas Kalfa du CHRU Montpellier, ont montré que les petits-enfants, c’est-à-dire la 3e génération des femmes distilbène, ont 40 à 50 fois plus de chance de souffrir d’hypospadias. Soit une incidence de 0,2 % à 8,2 % pour les petitsenfants des « femmes Distilbène »” ((24) p 81).

Des phénomènes transgénérationnels ont également été répertoriés chez les rongeurs pour d’autres substances. Une étude a montré  l’impact négatif sur le nombre de spermatozoïdes sur quatre générations d’une exposition à la vinclozoline des seules femelles rongeurs gestantes de la génération d’origine ((24) p 81). 

“Une des spécificités de la lignée germinale est la transmission non seulement du génome mais également d’une mémoire épigénétique à la génération suivante. Il a été montré récemment qu’une exposition transitoire au cours de l’organogenèse gonadique à deux perturbateurs endocriniens, la vinclozoline ou le méthoxychlore, réduit la fertilité et la production de sperme du testicule adulte (Anway et coll., 2005). De manière frappante ce phénotype est transmis à travers la lignée germinale mâle sur au moins quatre générations sans exposition additionnelle. Ce phénotype a été associé à une modification globale de la méthylation du génome dans la lignée germinale mâle”((66) p 152).

Effets à l’échelle des populations

“Dans certains cas, des substances peuvent avoir des effets qui ne sont pas pathologiques à l’échelle individuelle mais sont délétères à l’échelle de la population. C’est en particulier le cas d’un effet sur le sex-ratio. À titre d’exemple, un effet possible sur le sex-ratio dans l’espèce humaine de polluants persistants, dont certains sont des perturbateurs endocriniens, tels que le plomb (Simonsen et coll., 2006) ou la dioxine (Mocarelli et coll., 2000) a été rapporté” ((66) p 157).

En conclusion de ce volet, il apparaît que les perturbateurs endocriniens sont des substances dont les mécanismes d’action ont mis en difficulté les modèles interprétatifs de la toxicologie et de l’épidémiologie. Ils sont néanmoins suffisamment identifiés aujourd’hui pour que l’impact spécifique des perturbateurs endocriniens, parmi les multiples facteurs polluants de notre environnement moderne soit bien reconnu par la communauté scientifique, la Société Internationale d’Endocrinologie, l’OMS, le CIRC. L’urgence est désormais du côté de l’action politique, en vue de supprimer les agents toxiques perturbateurs endocriniens de l’environnement. Mais le retard au diagnostic, lié à une difficulté épistémologique se double aujourd’hui d’un retard réglementaire, dont nous allons rendre compte dans le prochain volet de notre Guide “Se protéger des perturbateurs endocriniens”.

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