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Le problème du dopage aurait pu être envisagé à un niveau politique, en prenant en considération les conditions de production de la performance sportive, les pressions, les enjeux, les modalités de sélection et de reconnaissance, etc. Mais cela aurait entraîné une remise en question fondamentale de l’organisation du monde sportif, et des bouleversements peu souhaitables pour ceux qui tiennent les rênes du milieu sportif. L’administration sportive en a été incapable. A défaut d’entamer une réforme structurelle du monde du sport, les institutions en charge de sa bonne réputation sont entrés en guerre avec les sportifs. Il a suffi pour justifier cela aux yeux de l’opinion, d’établir une correspondance dans l’esprit du public entre dopage et initiative individuelle.
Le dopage serait l’action d’un individu, ou d’un ensemble d’individus, mûs par l’intérêt, et conscients de la forfaiture de leur démarche. Cette action consisterait à augmenter artificiellement le niveau de qualité de la performance sportive.
Ainsi, à partir du scandale Festina, alors que les faits établis par l’enquête policière portaient l’accent sur l’organisation d’un système de soins au sein d’une équipe, et même de tout un milieu sportif, le travail des média a progressivement déplacé l’attention des spectateurs sur les sportifs eux-mêmes, interrogeant sans fin leur éthique, jusqu’à l’apothéose des aveux de Lance Armstrong qui a définitivement planté le clou du dopage dans la veine du sportif.
En parallèle, l’Agence Mondiale Anti Dopage (AMA) (où domine la culture anglo-saxonne) élaborait un code pour définir l’”action dopante”, qui repose sur une construction conceptuelle composite. Il s’agit de l’utilisation d’une substance qui possède une propriété d’amélioration des performances, il faut que la substance présente une dangerosité pour la santé des consommateurs, il faut encore une inégalité dans l’accès à cette substance entre consommateurs -liée à son coût-, qui rompe avec l’égalité des chances fondatrice du fair play sportif. C’est la présence d’au moins deux de ces propriétés sur trois qui permet d’allouer à une substance la propriété de “doper”. Il n’y a pas de propriété dopante simple et générale à quoi se référer.
En conséquence, le dopage selon l’AMA renvoie à une liste de procédés concrets, de méthodes, de substances, puissantes et dangereuses ou rares/chères. La liste de ces substances est établie par l’agence mondiale anti dopage, mise à jour chaque année, et il revient aux contrôles et aux enquêtes d’en rechercher l’usage. Il n’y a pas de comportement ayant la propriété de doper au-delà des méthodes et substances dopantes.
En pratique, cette définition juridique du dopage le restreint à l’utilisation d’une substance interdite dans certaines circonstances. La législation du dopage correspond à une simple législation sur l’usage des drogues en compétition. Dès lors, le sportif en infraction lors d’un contrôle, s’expose, comme un automobiliste qui a dépassé la vitesse autorisée sur une voie de circulation donnée, à une amende. L’automobiliste en infraction n’est pas pour autant un chauffard, pas plus que le sportif n’est un “dopé”.
La simple infraction à une règle ne s’explique pas, elle se constate. Elle ne produit pas de sens, ne donne pas les clés d’une causalité qui permette d’en situer l’origne ni les raisons. La lutte contre le dopage chez les anglo-saxons peut se limiter à la diffusion de la liste des substances et méthodes interdites, pendant et/ou hors compétition.
Les institutions françaises ont voulu habiller cette approche réglementaire anglo-saxonne du dopage d’un vernis de psychologie, de profondeur, et surtout de morale. Elles ont créé un nouveau concept, la conduite dopante, pour prolonger l’écho du dopage au-delà des vestiaires et des flacons d’urine, jusqu’aux plus humbles vitamines. Si le dopage n’est plus un “fait”, mais un “genre de conduite”, le contrôle des dopés devient une tâche sans fin, et l’inquisition s’étend de plein droit sur les consciences.
La notion de “conduite” pointe et stigmatise un comportement individuel, une “tendance à”, comme on parle de conduite dangereuse pour un automobiliste. La notion de conduite a le mérite de se limiter à la source individuelle du comportement, en évitant prudemment toute référence au contexte ou à l’environnement dans lequel elle se situe, et où elle prend son origine, sa raison et sa signification. Elle est parfaite pour remplir sa mission: circonscrire le phénomène du “dopage” à une volonté individuelle.
En effet, l’adjectif “dopant” qui s’accorde au prédicat “conduite” attribue à celle-ci une valence interprétative à la fois dans le champ psychologique de l’intentionnalité et dans le champ moral des valeurs. Le caractère “dopant” d’une conduite ne renvoie pas tant à un élément factuel, descriptif, comme l’effet d’une substance sur un organisme, qu’ à l’idée, le souhait, le projet d’un individu. L’origine du phénomène est située dans un cerveau, et la raison dans un esprit déviant, qu’il faut réformer.
L’adjectif dopant est porteur d’une signification morale péjorative dans le champ sportif. En effet, le dopage désigne une apparence factice, et trahit la faiblesse morale d’une personne ou d’un système qui s’appuie sur des artifices plutôt que sur ses propres forces, pour obtenir un avantage.
Il suffit que le caractère “dopant” dans la notion de “conduite dopante” existe sous la forme du soupçon rampant de l’examinateur, fondé sur ses intuitions, ses croyances, ses opinions, pour que cette conduite accède à la réalité. La conduite dopante renseigne finalement surtout sur les préjugés de celui qui en profère l’accusation. C’est la beauté de l’inquisition que toute consommation d’une quelconque substance soit éligible d’une interprétation de type “conduite dopante”, sans qu’il soit possible de jamais la démentir.
Ainsi nous voyons que la construction conceptuelle de “conduite dopante” est tautologique, ne renvoie à rien que ce qu’elle veut désigner comme telle par avance. Suivant l’analyse épistémologique de Popper[1], la notion de conduite dopante est infalsifiable, c’est à dire qu’une fois l’accusation prononcée sur la base d’un soi-disant fait, rien d’objectif, de concret, de factuel, ne pourra venir disculper celui sur qui porte le soupçon de l’intention dopante.
L’infalsifiabilité, ici l’impossibilité d’établir une conduite-non-dopante, caractérise les concepts qui échappent à l’analyse scientifique, parce que leur négation est impossible, et qui agissent en tant que dogmes, normes, au service d’un pouvoir qui se pare de pseudo-science.
En conclusion, nous observons une absence de volonté de réforme du système sportif dans l’ensemble des pays concernés par l’intoxication de sportifs, le trucage des épreuves, la morbidité des pratiques, etc. Dans le même temps, les pays anglo-saxons choisissent une réponse juridique réglementaire au problème posé par les consommations massives dans le milieu sportif. Ils produisent une liste de substances interdites, établissent des infractions grâce à des procédés de contrôle formalisés. La France ajoute à ce schéma réglementaire la notion élargie de “conduite dopante”, afin de justifier un examen des consciences au-delà des faits, et de proposer une normativité des consommations de substances par les sportifs au-delà du champ réglementaire du code mondial anti-dopage.
Le concept de “conduite dopante” est une production typique de la novlangue, pratique magique de la puissance linguistique qui consiste à inventer des objets en les nommant.
Dr Claire Condemine-Piron Présentation de l’auteur
[1] Popper Karl, La logique de la découverte scientifique